En France, les débats qui portent sur les rapports entre la théorie décoloniale et les arts relèvent plus souvent de la controverse et de l’invective que de la réflexion théorique. Comme le souligne l’historienne de l’art Anne Lafont, bien que nous vivions dans un monde souvent travaillé par une « lutte […] concrète pour la survie individuelle mais aussi sociale et politique, comme pour l’accès aux ressources naturelles et encore au partage des richesses », dans les sociétés européennes, « ce sont les domaines du symbolique qui crispent et aimantent les définitions identitaires de tous bords[1] ». Dans le champ particulier des arts de la scène, la dramaturge Marine Bachelot Nguyen fait ainsi le diagnostic d’un espace public français dans lequel « beaucoup de débats complexes et nécessaires ne peuvent avoir lieu, tout questionnement sur l’œuvre ou le geste de l’artiste entant immédiatement assimilé à un acte de censure. Où par un curieux retournement, les réticents s’affichent en résistants, et brandissent héroïquement le drapeau de la démocratie, de la défense de l’art, de la liberté d’expression[2] ».
Le surinvestissement politique des questions de la représentation, de la culture et de la création, du fait de l’urgence qu’elles revêtent pour les parties prenantes, n’autorise que rarement le questionnement ou l’explicitation des termes même du débat. Saturée d’affects aussi puissants que contradictoires dans l’espace public francophone, submergée par la polémique, la notion de « décolonial » semble avoir été déconnectée de ses origines, qui s’enracinent dans un courant de la théorie critique né en Amérique Latine au tournant du siècle. Faisant le diagnostic d’un inachèvement des grands mouvements anticoloniaux du passé, le groupe « Modernité/Colonialité/Décolonialité » (MCD) naît en 1998 et rassemble des chercheurs issus de diverses disciplines des sciences humaines et sociales, réunis par l’ambition de fonder un nouveau paradigme intellectuel pour penser les injustices propres au monde d’après la Guerre Froide. En s’inspirant d’une part de l’héritage du mouvement des non-alignés fondé à la Conférence de Bandung en 1955, et de l’ambition interdisciplinaire et critique de l’École de Francfort[3] de l’autre, la pensée décoloniale vise à développer une perspective encrée dans les intérêts du Tiers Monde et des minorités ethniques du Nord global. « Aujourd’hui, la pensée décoloniale engage l’égalité mondiale et la justice économique, mais affirme que la démocratie occidentale et le socialisme ne sont pas les seuls modèles qui puissent orienter notre pensée et nos actes. Les arguments décoloniaux proposent le communautaire comme alternative au capitalisme et au communisme[4]. » Il s’agit, après les indépendances formelles de l’Afrique et de l’Asie, de remettre en cause la permanence d’une dépendance et d’échanges inégaux entre le Nord et le Sud global ; non seulement sur le plan économique et diplomatique, mais également aux niveaux épistémologique et symbolique. Les pensées, les visions du monde et les expressions artistiques européennes et nord-américaines apparaissent comme hégémoniques à l’échelle du globe, allouant peu de place à la majorité de l’humanité. C’est ce phénomène de prolongement du colonial par d’autres moyens que les théoriciens du groupe MCD, d’après le sociologue péruvien Aníbal Quijano, ont nommé « colonialité ».
À partir de ce même fondement théorique, les différents penseurs liés au groupe MCD ou inspirés par ses réflexions ont déployé des travaux caractérisés par des accents divers, chacun plaçant au cœur de la discussion des thèmes singuliers et élaborant un appareil conceptuel propre, souvent idiosyncrasique. C’est ainsi, par exemple, que le philosophe portoricain Nelson Maldonado-Torres analyse le lien entre modernité et colonialité comme une normalisation de l’état de guerre. L’anthropologue colombien Arturo Escobar se concentre pour sa part sur la dimension écologique de la colonialité[5]. Dans la version du théoricien argentin Walter Mignolo, figure principale du dialogue entre esthétique et pensée décoloniale, la notion centrale est celle de déprise (deliking). Il s’agirait de se défaire de l’évidence de la pensée rationaliste issue de l’héritage européen, pour rendre possible d’autres formes de réflexion : « L’héritage le plus durable de la Conférence de Bandung est la “déprise” d’avec le capitalisme et le communisme i.e. d’avec la théorie politique des Lumières (libéralisme, républicanisme – Locke, Montesquieu) et de l’économie politique (Smith) ainsi que de son adversaire, le socialisme-communisme. Une fois cette déprise effectuée, il faut se tourner vers les modes de vie et de pensée disqualifiés depuis la Renaissance par la théologie chrétienne, laquelle poursuit son expansion à travers la philosophie séculière et la philosophie des sciences, car il n’y a pas d’issue dans la modernité (Grèce, Rome, la Renaissance, les Lumières). S’y engager c’est sombrer dans l’illusion qu’il n’y a pas d’autre manière de penser, de faire, ou de vivre[6]. » La critique des Lumières, on le voit, fait partie intégrante de la critique décoloniale telle que l’articule Mignolo. Or, comme on l’a noté plus haut, cette perspective ne se limite pas aux questions économiques et politiques, mais comprend de plein droit le plan esthétique : « L’Eurocentrisme n’est pas un problème géographique, mais épistémique et esthétique (c’est-à-dire celui du contrôle de la connaissance et des subjectivités[7] ».
Cet article se donne pour objectif de définir l’une des notions centrales du discours décolonial sur l’art et l’eurocentrisme : celle d’aestheSis décoloniale. On verra de quel paradigme elle se distingue, et on évaluera les objectifs qu’elle se donne. Pour ce faire, le détour par les philosophes du siècle des Lumières sera indispensable. Tout d’abord parce que Mignolo lui-même présente son projet comme une critique radicale de la philosophie esthétique kantienne. Mais aussi parce que, comme on tâchera de le démontrer, malgré la déprise de toute tradition européenne qu’il revendique, son propre projet semble étrangement voisin de la pensée de Rousseau telle qu’elle s’exprime dans la Lettre à D’Alembert sur les spectacles. Dans un premier temps, cet article reviendra brièvement sur la réflexion kantienne sur le beau de la Critique de la faculté de juger et la critique qu’en formulent les critiques d’art décoloniaux. Deuxièmement, on rappellera certains arguments de Rousseau visant au dépassement de l’art théâtral, en les présentant comme la préfiguration d’une tradition romantique et avant-gardiste dont l’aestheSis décoloniale, malgré ses velléités de critique de l’art européen, semble toujours tributaire. Enfin, en prenant appui sur les réflexions d’un penseur des Lumières plus méconnu, l’esclave affranchi Ottobah Cugoano, initiateur de la tradition radicale noire, on tâchera d’esquisser les contours d’une pensée et d’une pratique de l’art véritablement décoloniales.
La critique décoloniale de l’esthétique kantienne
Dans un contexte global décrit comme marqué par l’hégémonie européenne et nord-américaine, la réflexion décoloniale sur l’art se donne la mission de favoriser d’autres formes d’énonciation, issues d’espaces géographiques, intellectuels et affectifs traditionnellement négligés par le statu quo. Selon Mignolo, la colonialité s’exprime dans l’art, mais cet état de fait ne s’explique pas seulement de façon synchronique, par les rapports de force entre des espaces de production artistique dont l’influence et la légitimité sont inégales. Il insiste aussi, et surtout, sur une dimension diachronique : la constitution de l’esthétique en tant que discipline revêt dans son analyse une dimension irréductiblement coloniale. Reprenant une généalogie traditionnelle de la constitution de l’esthétique comme discipline, il en donne une interprétation conforme à la vision décoloniale.
Le mot et le concept d’esthétique sont entrés dans le lexique de la philosophie européenne moderne au dix-huitième siècle. Le philosophe allemand Alexandre Gottlieb Baumgarten a publié en 1750 un traité intitulé Esthétique. Le concept est dérivé du terme grec aesthesis qui désigne les sens et les émotions dérivées des sens. […] Puis vint Emmanuel Kant, qui s’empara du terme et à partir de là fonda l’Esthétique comme une branche de la philosophie. […] L’esthétique philosophique devient la théorie du beau et du sublime et la théorie du génie artistique. L’art (du latin ars), qui signifie simplement la compétence, dérivé de poïesis, qui veut dire « faire » en grec, se voit couplé à l’esthétique : la compétence du génie pour faire des objets artistiques qui embrassent la beauté. Cet héritage s’est transmis jusqu’au discussions actuelles autour de l’esthétique postmoderne (Rancière) et de l’art altermoderne (Bourriaud).[8]
Marchant lui aussi dans les pas du théoricien argentin, le sociologue Rolando Vasquez précise cette pensée : « Des philosophes comme Kant, comme le dit Mignolo, ont été cruciaux pour le développement du concept d’esthétique et pour sa transformation en une manière de régler, de normer le beau, le sublime et de façon plus générale à mes yeux, en une manière de régler les sens et la perception du monde au travers de catégories de pensée et de notions d’esthétique fortement eurocentriques »[9]. Cette accusation de formalisme prononcée contre l’esthétique de Kant peut surprendre. En effet, l’une des caractéristiques les plus souvent remarquées de la Critique de la faculté de juger tient en son refus d’une conception traditionaliste du beau, fondée par exemple sur les immuables canons de beauté de la statuaire grecque, avec ses proportions normées et son esthétique convenue. Aux yeux du philosophe allemand, face à une œuvre, l’on n’est pas confronté à un outil, à un objet disposant d’une finalité déterminée, mais au contraire à un objet qui « doit sembler aussi libre de toute contrainte par des règles arbitraires que s’il s’agissait d’un produit de la simple nature[10] ». Ainsi le jugement de goût peut-il exercer son pouvoir librement, loin de l’accaparement qui résulte d’une confrontation avec les produits des arts mécaniques, c’est-à-dire de la technique, qui n’existent que pour servir à quelque chose, pour répondre à une fin.
Certes, des règles sont à l’œuvre dans la production artistique, mais Kant déplace le sens de la législation en plaçant la règle au niveau, non plus de la production, mais de la réception. L’artiste génial n’est pas celui qui se conforme à un cahier des charges avec le maximum de talent ou de maestria. La véritable règle n’est plus le faisceau de règlementations de l’École, mais les codes, toujours renouvelés, que fixe la nature par l’intermédiaire du génie. Celui qui fixe la règle, c’est l’artiste génial, que les autres artistes auront par la suite le souhait d’imiter. Or le génie est un talent qui produit sans être capable d’expliciter les règles déterminées de cette production. Comme on ne peut trouver de règle déterminée dans ce qu’il produit, ladite production est toujours originale. Les règles de l’art, selon Kant, ne sont que celles de la nature, qu’il appartient au génie de révéler.
Les beaux-arts se définissent, selon Kant, par la propension à susciter ce qu’il nomme des « Idées esthétiques » : des intuitions auxquelles aucun concept n’est adéquat. En d’autres termes l’Idée esthétique est une « représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible[11] ». L’Idée esthétique ne peut jamais être subsumée sous quelque concept que ce soit et, partant, être exprimée adéquatement par la parole. L’Idée esthétique cause un engendrement perpétuel de pensées, permis par l’impossibilité de l’explication pleinement rationnelle. Kant définit l’Idée esthétique comme une représentation de l’imagination. L’imagination est la capacité qui n’a jamais fini de connaître, car elle se confronte à ce qui est proprement inconnaissable. L’imagination permet de changer le monde, et est en même temps un révélateur de la liberté.
La conception kantienne de l’art n’est pas la plus formelle qui soit. Dès lors, comment comprendre la critique décoloniale qui la dépeint comme une ambition normative de réglage des sens ? D’une part, comme le souligne Pedro Pablo Gómez, une approche décoloniale entend s’ouvrir au point de vue des peuples historiquement tenus pour dénués de génie : « l’esthétique décoloniale écoute les voix et la visibilité, les savoir-faire des non-humains classés sous le seuil de l’humain comme les barbares ou cannibales, dépourvus de sensibilité de goût, de capacité de juger et du génie nécessaire pour faire de l’art, incapables de produire un art original et modulable[12]. » Peut-être s’agirait-il alors de renverser la définition individuelle et élective du génie héritée de l’Aufklärung pour rejoindre, suivant Césaire, une notion plus démocratique d’un génie populaire : « le peuple, nos peuples libérés de leurs entraves, nos peuples et leur génie créateur enfin débarrassé de ce qui le contrarie ou le stérilise[13] ». Mais l’approche de Mignolo se veut à la fois plus spéculative et plus radicale que cela. Il ne s’agit pas simplement d’étendre le domaine du génie, mais de déplacer radicalement les frontières de l’esthétique. À ses yeux, le péché originel de la structuration moderne et coloniale du sentir réside dans « la séparation entre l’esthétique (une théorie philosophique du goût et du génie dans les pratiques occidentales et non-occidentales que les récits occidentaux qualifient d’artistiques) et l’aesthesis (un terme grec qui se réfère aux sens)[14] ». Mais la question fondamentale qu’il soulève est celle de la séparation comme telle, c’est-à-dire le grand partage opéré par Kant entre, d’une part, les « beaux-arts », comme lieu du génie et de l’expression des Idées esthétiques et, de l’autre, les arts de l’agréable, qui ne visent qu’à produire plaisir et satisfaction.
Aux yeux de Mignolo, la mise à distance du domaine esthétique, sa séparation d’avec la vie quotidienne et pratique constitue un geste colonial et eurocentrique, en rupture avec les traditions du sentir issues du Sud global. « L’aestheSis décoloniale se réfère à toute pensée ou pratique qui défait un genre particulier d’esthétique, de sentir : celle du sujet colonisé. Les artistes décoloniaux ne veulent pas créer de beaux objets installations, musiques, multimédia, etc. mais créer afin de décoloniser les sensibilités, de transformer l’esthéTique coloniale en aestheSis décoloniale. À cet égard, l’esthéTique est l’image qui se reflète dans le miroir de l’esthétique impériale/coloniale dans la tradition kantienne[15] ». L’approche que Mignolo qualifie d’aestheSis décoloniale s’apparente ainsi à une contre-proposition, à rebours de ce qu’il décrit comme l’esthétique kantienne et coloniale, qui trouve sa finalité dans la fabrication d’objets d’art séparés, produits dans la solitude du génie, et voués à nourrir une pratique de consommation esthétique spécifique.
Parenté de l’aestheSis décoloniale, de la pensée de Rousseau et de l’avant-gardisme
La Critique de la faculté de juger de Kant place le désintéressement au principe de la notion même de beaux-arts : « Chacun doit reconnaître qu’un jugement sur la beauté en lequel se mêle le plus petit intérêt est très partial et ne peut être un jugement de goût pur. Pour jouer le rôle de juge en matière de goût il ne faut pas se soucier le moins du monde de l’existence de l’objet[16] ». Cette approche s’oppose diamétralement à celle qu’un autre philosophe majeur du XVIIIe siècle, Rousseau, développe à propos du théâtre dans sa Lettre à D’Alembert. Pour Rousseau, il n’y a de sens à examiner l’art théâtral que par rapport à ses possibles effets sur le spectateur. Autrement dit, il est nécessairement lié à un certain intérêt social : le théâtre influe sur ses spectateurs, il les transforme, c’est pourquoi il importe au philosophe d’évaluer les vices et les vertus de cet art en termes sociaux et politiques. Si l’art contribue à façonner la société et l’esprit de ceux qui s’y exposent, alors il serait de mauvaise foi de vouloir entretenir avec lui un rapport désintéressé.
Rousseau critique le théâtre en tant que divertissement étranger à la raison, laquelle ne saurait trouver sa place au théâtre, car elle y susciterait l’ennui au lieu du plaisir recherché. Et c’est bien cette recherche du plaisir qui fait problème : le théâtre offre au spectateur ce qu’il est déjà enclin à apprécier. Il appuie sur ses penchants émotifs, des goûts déjà-là qui ne demandent qu’à trouver satisfaction. En conséquence, il y a une fondamentale impuissance de l’art à contribuer à une réforme éthique de son public. Même l’empathie avec les personnages est décrite comme profondément tautologique : « On ne saurait se mettre à la place de gens qui ne nous ressemblent point[17]. » Au spectacle, on ne se transforme pas, on se contemple soi-même, dans la satisfaction de ses propres vices. On se divertit de ses propres tares morales. En outre, en excitant des émotions puissantes, le théâtre ne permet pas de s’en libérer. On s’y accoutume au point d’en méconnaître les méfaits :
En favorisant tous nos penchants, il donne un nouvel ascendant à ceux qui nous dominent ; les continuelles émotions qu’on y ressent nous énervent, nous affaiblissent, nous rendent plus incapables de résister à nos passions ; et le stérile intérêt qu’on prend à la vertu ne sert qu’à contenter notre amour-propre, sans nous contraindre à la pratiquer[18].
Aux yeux de Rousseau, tous ces vices véhiculés par le théâtre ont une seule et même racine : la représentation, c’est-à-dire la manière dont les spectateurs sont d’emblée séparés de l’action et passifs. Dans De La Grammatologie, Derrida avait exposé la condamnation par Rousseau de la représentation comme telle : « Mais le théâtre lui-même est travaillé par le mal profond de la représentation. Il est cette corruption elle-même. Car la scène n'est pas menacée par autre chose que par elle-même. […] Ce que Rousseau critique en dernière instance, ne nous y trompons pas, ce n'est pas le contenu du spectacle, le sens par lui représenté, quoiqu’il le critique aussi : c’est la re-présentation elle-même. Tout comme dans l’ordre politique, la menace a la forme du représentant[19]. » Il en appelle au contraire à une quête de l’immanence, de la présence du public à lui-même, de l’immédiateté apaisée.
Ainsi, par contraste avec l’impiété, la grossièreté et la perversité du théâtre moderne, Rousseau fait l’apologie du théâtre de l’ancienne Grèce : « Ces grands et superbes spectacles donnés sous le ciel, à la face de toute une nation, n’offraient de toutes parts que des combats, des victoires, des prix, des objets capables d’inspirer aux Grecs une ardente émulation, et d’échauffer leurs cœurs de sentiments d’honneur et de gloire[20]. » Pour faire écho aux explications de Derrida, la valeur supérieure d’un tel théâtre aux yeux de Rousseau ne s’explique pas essentiellement par les vertus qu’il met en scène et le caractère moral que le philosophe prête à ces récits, mais bien plutôt par son caractère non représentationnel. Comme le souligne Philippe Lacoue-Labarthe, la tragédie grecque est bien davantage que du théâtre aux yeux de Rousseau, c’est une forme d’instruction qui vise à prémunir les citoyens contre l’ivresse de la liberté[21]. Elle les rassemble dans une communion d’allure religieuse, où les acteurs étaient « plutôt regardés comme des prêtres que comme des baladins[22] », et où chacun prend part à la construction d’une conscience nationale commune. Elle est donc parée d’une fonction pratique et politique qui la définit comme autre chose et davantage qu’un spectacle : une participation populaire par laquelle les spectateurs sont plutôt des citoyens, activement impliqués dans la construction de la communauté politique à laquelle ils appartiennent.
Toutefois, le diagnostic qu’offre Rousseau de sa propre époque le conduit à douter de l’opportunité d’une répétition des buts et méthodes de la tragédie grecque. Certes, avance-t-il, « des pièces tirées comme celles des Grecs des malheurs passés de la patrie, ou des défauts présents du peuple, pourraient offrir aux spectateurs des leçons utiles[23] ». Cependant, dans le contexte de petites nations comme la République de Genève à laquelle s’intéresse particulièrement Rousseau, il craint que les vertus des protagonistes ne soient pas appréciées à leur exacte mesure. Ainsi écrit-il : « dans ce siècle plaisant où rien n’échappe au ridicule, hormis la puissance, on n’ose parler d’héroïsme que dans les grands États, quoiqu’on n’en trouve que dans les petits[24] ». Soumis au goût du public de théâtre, les efforts des fondateurs de Genève, qui ne sont pas liés à la puissance d’une grande nation, encourent le risque de passer pour dérisoires, et donc ridicules. Ils pourraient bien être raillés au lieu d’être loués.
Mais finalement, à la faveur d’un renversement dialectique murement préparé tout au long de la Lettre, Rousseau finit par avancer que ce qu’il prescrit pour la réforme de la société, ce n’est pas moins de spectacle, mais davantage : une augmentation de l’intensité du spectacle. Non pas en multipliant les pièces et les représentations, mais au contraire en poussant la logique même du théâtre beaucoup plus loin et hors d’elle-même. Le théâtre est exclusif : il sépare le dedans et le dehors. Il enferme, obscurcit et immobilise. C’est pourquoi il faudrait lui substituer ce que Rousseau appelle la fête publique ou républicaine, communion de citoyens, afin qu’ils s’admirent réciproquement et s’entre-contemplent. Il ne s’agit plus d’assister à un spectacle. Dans la fête civile, c’est le peuple lui-même, le peuple entier, qui devient à la fois spectacle et spectateur, au-delà de toute séparation, car ce peuple est à lui-même le spectacle le plus digne aux yeux de Rousseau : « Qu’y montrera-t-on ? Rien, si l’on veut. Avec la liberté, partout où règne l’affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête[25]. » Une telle fête, commente Philippe Lacoue-Labarthe, « c’est la tragédie grecque, mais la tragédie grecque moins la scène, c’est-à-dire moins les divisions germinales de ce qui deviendra “théâtre” […] : représentation de rien, dit Rousseau, sinon des spectateurs eux-mêmes[26] ». Son objectif est de faciliter l’éclosion du partage unanime de valeurs communes. Toutes les formes de violence qui d’ordinaire séparent, éloignent, tournent les membres de la communauté les uns contre les autres, seraient transformées en jeux, en concours, en compétitions fraternelles. Par la grâce de la fête, les sources d’opposition ou de discorde deviennent des occasions d’émulation. L’inimitié est dépassée dans l’allégresse, le plaisir naïf et la joie du jeu.
Bien qu’on y distingue sans peine l’influence de Platon, lorsqu’il la formule en 1758, cette anti-esthétique de Rousseau apparait comme une idée neuve, en rupture avec les conceptions ordinaires de l’art. L’originalité et la radicalité du projet intellectuel et politique qui la sous-tend, c’est-à-dire une critique de la séparation, n’échappera pas aux successeurs de Rousseau. Dès sa « préhistoire » dans le Plus vieux programme systématique de l’idéalisme allemand découvert par Rosenzweig dans les papiers de Hegel en 1917 et daté de 1796 ou 1797, il s’agit de dépasser la séparation du sujet et de l’objet héritée de Kant. Ce texte, attribué parfois à Hegel lui-même, d’autres fois à Schelling, à Hölderlin, voire aux trois réunis, peut se lire comme un manifeste. Le projet de dépassement de Kant s’y formule comme un dépassement de la différence entre l’individu et la collectivité qui fait écho aux réflexions de Rousseau. Ce projet est celui d’une réalisation de l’identité à travers ce que Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe nomment, dans L’Absolu littéraire, une « volonté de système[27] ». L’écriture philosophique, poétique, littéraire, ne visent pas ici à répondre à un problème d’ordre esthétique, mais à une question qui procède de la vie, qu’il s’agit de réconcilier avec elle-même.
Ce projet, qui naît à la modernité avec Rousseau, traverse l’idéalisme et le romantisme allemands, deviendra tout à fait explicite dans les avant-gardes artistiques du XXe siècle, du futurisme jusqu’aux situationnistes et à Guy Debord, auteur d’une fameuse Critique de la séparation. Comme l’écrit le théoricien de la littérature allemand Peter Bürger : « Ce que les avant-gardes avaient en vue, c’est un dépassement (Aufhebung) de l’art, au sens hégélien du terme : l’art ne doit pas seulement être détruit ; il doit être transféré dans la vie pratique, de manière à y être conservé, dût-il pour cela être transformé[28] ». S’inspirant de la réflexion de Bürger, Olivier Quintyn résume et précise cette idée : « L’art comme domaine séparé doit être dépassé, au sens hégélien du terme, c’est-à-dire absorbé et relevé dans une nouvelle pratique de la vie[29] ». Cette histoire politico-artistique est celle de projets qui visent à enrichir, voir à transfigurer, l’insupportable banalité et la détestable solitude de la vie moderne en la télescopant avec l’art au point que les deux en deviennent indiscernables.
À côté de la norme kantienne du beau et du sublime, la précédant même, a toujours existé la critique de la séparation, dont l’inventeur est Rousseau et que parachèvera l’esprit romantique. L’objet de cet esprit romantique est l’autocritique de la civilisation européenne, notamment en vue de sa régénérescence, comme l’avait déjà souligné Edward Said[30]. Si l’ambition de l’aestheSis décoloniale dont Mignolo pose les bases, comme il l’affirme, est celle d’une critique de l’eurocentrisme, alors sa mise en cause de l’esthétique kantienne est insuffisante pour mener cette tâche à bien. D’autant que le paradigme qu’il lui oppose partage toutes les caractéristiques fondamentales de l’autre tendance lourde de l’esthétique moderne : cet arc qui va de Rousseau et du romantisme jusqu’aux avant-gardes, puis à ce que le critique d’art Nicolas Bourriaud a qualifié d’esthétique relationnelle, qui réside dans « l’invention de relations entre des sujets ; [par lesquelles] chaque œuvre d’art particulière serait la proposition d’habiter un monde en commun, et le travail de chaque artiste, un faisceau de rapports avec le monde, qui générerait d’autres rapports, et ainsi de suite, à l’infini[31] ». Il est d’autant plus important de le souligner que l’art contemporain est nettement plus structuré par les injonctions au dépassement de l’art et à la transfiguration de la vie inaugurées par Rousseau que par le concept kantien du beau.
En limitant la critique de la construction historique de nos modes de perceptions esthétiques à une théorie « bourgeoise » telle que celle de Kant, on ne touche du doigt qu’une petite partie du problème. Autrement dit, si l’on a comme Mignolo le projet de décoloniser l’art et l’esthétique, on ne saurait se contenter d’en pointer le caractère normatif. Il importe également de montrer les limites des formes qui se sont construites dans le rejet de cette norme ou dans le rêve de sa transfiguration. La centration, prônée par Mignolo, « sur les habitudes que la modernité/colonialité a implanté en chacun de nous ; sur la façon font la modernité/colonialité a fonctionné et fonctionne toujours de façon à nier, désavouer, distordre et nier les savoirs, les subjectivités, les sens du monde et les visions de la vie[32] » renouvelle le lexique du projet romantico-avant-gardiste, mais n’en altère pas véritablement le contenu. Une même généalogie semble courir de la Lettre de Rousseau jusqu’à la pensée de l’art de Mignolo, fondée sur un projet de transfiguration de la vie quotidienne, de contestation de la modernité depuis le lieu d’un savoir oublié ou négligé, et de réconciliation entre l’esthétique savante et la vie sensible ordinaire. L’exotisme de l’évocation, voire de l’invocation, répétée du Sud Global comme lieu privilégié de la décolonialité ne suffit pas à convaincre de l’originalité de l’aestheSis décoloniale par rapport à la pensée européenne de l’art.
L’un des traits qui rendent possible la parenté de l’approche de Mignolo et des critiques européennes de la séparation tient à l’absence d’hostilité de son projet à l’égard de la modernité coloniale. Il ne s’agit pas de s’attaquer à l’ordre du monde européocentriste, de le critiquer sans relâche afin de lui substituer un projet civilisationnel plus exigeant. Au contraire, comme le souligne Catherine Walsh dans l’ouvrage qu’elle cosigne avec Mignolo, son intérêt se porte sur « la façon dont le projet et la praxis décoloniales se forment dans les fêlures de l’ordre dominant pour les élargir, ce que j’ai appelé ses fissures décoloniales[33] ». Un tel projet décolonial consiste donc à se distinguer de l’ordre colonial européen en revendiquant une originalité spécifique, mais sans aller jusqu’à une remise en cause de son existence même. L’aestheSis décoloniale est porteuse d’une critique de la « modernité/colonialité » au nom de la diversité des points de vue, du pluralisme des manières de voir et de faire, mais non pas comme la vaste entreprise de déshumanisation, de production de « sous-personnes[34] » qu’y avait vu le philosophe jamaïcain Charles Mills. En conséquence, l’objectif est d’inventer d’autres manières de vivre ou de sentir à distance de la colonialité, mais nullement de s’y attaquer comme à un ordre intrinsèquement injuste et producteur d’indignité. À cet égard, il s’agit d’un projet de régénération du monde et de diversification. De Rousseau à Mignolo, les critiques de la séparation ont essentiellement cherché à transfigurer l’existence quotidienne en cherchant à mêler l’art et la vie, mais sans se risquer à chercher la rupture et la remise en cause radicale de la signification même de l’art et de la vie.
Ottobah Cugoano, Jeannette Ehlers et l’esthétique de la tradition radicale noire
Ottobah Cugoano est un ancien esclave, né au milieu du XVIIIe siècle sur des terres qui appartiennent aujourd’hui à l’État du Ghana. Capturé, réduit en esclavage et conduit aux Amériques, il connaît les affres de la déshumanisation. À la faveur de nombreuses péripéties, il apprend à lire et à écrire, se fait chrétien, parvient à se faire affranchir. Il finira ses jours en Angleterre, où il se retrouvera employé de Richard et Maria Cosway, deux fameux peintres britanniques de l’époque. En 1787, à Londres, paraissent les Réflexions et sentiments sur le nuisible et vicieux trafic de l’esclavage et le commerce des êtres humains, humblement soumis aux habitants de Grande-Bretagne par Ottobah Cugoano, natif d’Afrique. Une traduction française paraît un an plus tard. Cette publication est donc à peu près contemporaine de celles des grands textes de métaphysique de Kant de la fin du XVIIIe siècle et des Confessions de Rousseau. L’ouvrage de Cugoano est certainement la première critique de l’ordre esclavagiste jamais publiée par un auteur noir dans une langue européenne. À cet égard, il n’est pas surprenant que Mignolo le tienne pour l’un des fondateurs de la pensée décoloniale[35].
Selon l’historien Ryan Hanley, « les vues politiques de Cugoano étaient uniques car elles déployaient le langage du nouveau radicalisme politique pour combattre les discriminations raciales en Grande Bretagne. […] Cugoano a usé de son éducation et de sa position de relative sécurité financière pour faire avancer les intérêts d’un réseau de Noirs politisés dans la métropole. À cet égard, il peut être vu comme le père du radicalisme noir britannique[36]. » Cugoano est l’un des inventeurs méconnus d’un mouvement de pensée que le politologue africains-américain Cedric Robinson qualifie de « tradition radicale noire ». Par cette formule, il désigne « le développement continu d’une conscience collective, informée par les luttes historiques pour la libération et motivée par un sens partagé de la nécessité de préserver l’être collectif, la totalité ontologique[37] ». Il s’agit d’une tradition de la contestation sociale fondée sur le rejet massif de l’ordre des plantations, infusé de cultures, de cosmogonies et pensées théologiques d’ascendance africaine.
Le poète et théoricien africain-américain Fred Moten a souligné la dimension esthétique du concept de tradition radicale noire[38]. Lu comme sa manifestation au siècle des Lumières, le texte de Cugoano permet d’imaginer une autre critique de Kant que celle que formule Mignolo, une critique qui ne se contenterait pas de répéter l’appel rousseauiste à la régénération sociale, mais oserait franchir le pas de la critique de la civilisation européenne en tant que telle, dont Cedric Robinson esquisse le projet. En effet, selon lui, la « civilisation européenne n’est pas le produit du capitalisme. Au contraire, le caractère du capitalisme ne peut se comprendre que dans le contexte historique au sein duquel il est apparu[39] ». Le capitalisme, à ses yeux, n’est pas comme chez Marx, en rupture avec la féodalité. À l’inverse, il représente la poursuite du féodalisme européen par d’autres moyens, qui sont ceux de la conquête coloniale, du racisme moderne et de la négrophobie esclavagiste. Les penseurs de l’aestheSis décoloniale rejettent les conceptions kantiennes de beau comme du sublime, mais un déplacement décisif de ce dernier à partir des intuitions de la tradition radicale noire pourrait être la clef d’une conception plus franchement décoloniale de l’art et de l’expérience esthétique. Dans sa troisième Critique, Kant définit le sublime à partir des exemples suivants :
Des rochers se détachant audacieusement et comme une menace sur un ciel où d’orageux nuages s’assemblent et s’avancent dans les éclairs et les coups de tonnerre, des volcans en toute leur puissance dévastatrice, les ouragans que suit la désolation, l’immense océan dans toute sa fureur, les chutes d’un fleuve puissant, etc., ce sont là choses qui réduisent notre pouvoir de résister à quelque chose de dérisoire en comparaison de la force qui leur appartient. Mais, si nous nous trouvons en sécurité, le spectacle est d’autant plus attrayant qu’il n’est plus propre à susciter la peur ; et nous nommons volontiers ces objets sublimes, parce qu’ils élèvent les forces de l’âme au-dessus de l’habitude moyenne et nous font découvrir en nous un pouvoir de résistance d’un tout autre genre, qui nous donne le courage de nous mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature.[40]
On a trop rarement souligné que le concept kantien de sublime était intrinsèquement lié au sentiment de sécurité du spectateur. Le sublime définit une esthétique sécuritaire. Son moteur est le contraste entre la dangerosité du monde et le caractère inoffensif du chez-soi, la réassurance de l’environnement immédiat. L’effet rassérénant du sublime procède de l’artificiel sentiment d’un sujet qui s’imagine rivaliser avec les éléments, faire jeu égal avec eux, pour la seule raison qu’il se trouve hors d’atteinte. L’univers peut bien déflagrer de toutes parts, le sujet qui se sait en sécurité n’a rien à craindre des tourments que son raffut annonce. Cette sécurité que l’esthétique européenne promet au sujet, celle de la tradition radicale noire la lui refuse. Pour s’en faire une idée, on peut comparer au texte de Kant ce passage des Réflexions de Cugoano :
Les guerres, les tremblements de terre, les orages, le tonnerre, les ouragans, les insectes destructeurs, les saisons stériles, l’inclémence de l’air, les dettes nationales, l’oppression des princes, la rébellion des sujets, etc. sont des maux que le courroux céleste verse sur les peuples et les princes injustes ; « parce que le méchant est pris dans son iniquité même » (Ézéc., ch. 39, v. 23). Pourquoi un forfait aussi grand que la traite l’esclavage des Africains n’attirerait-il pas sur l’Europe des calamités terribles ? On ne pense pas aux coups que la sage colère de Dieu lancera peut-être bientôt contre la nation anglaise. On ne pense pas que l’Être suprême lui prépare, peut-être actuellement, des supplices proportionnés à l’horreur qu’inspire l’épouvantable oppression des malheureux Africains.[41]
Comme le propos de Kant sur le sublime, le discours de Cugoano convoque éléments hostiles et calamités. La même atmosphère orageuse y règne. Mais il ne l’installe pas aux fins d’en épargner le spectateur européen, lui offrant le loisir d’en contempler la fureur à bonne distance – mais au contraire pour l’y confronter frontalement. Les Africains n’ont aucun droit à la sécurité dans laquelle se drapent les amateurs d’art européens. Cugoano leur annonce la chute du rempart de confort qui les sépare du monde, rendant possible une société où la traite et l’esclavage négriers font partie des fondements de l’ordre social. Cet assaut contre le sublime, c’est-à-dire contre la sécurité affective du spectateur, mais en même temps et du même coup contre ses velléités de communauté immédiate et de « fête civile », constitue l’un des moteurs de l’esthétique de la tradition radicale noire. Elle s’écarte à la fois de Kant et de Rousseau.
La performance artistique de la dano-trinidadienne Jeannette Ehlers intitulée Whip it good est un excellent exemple de cette approche. Par une référence ironique ou amère aux Minstrel shows américains, où les acteurs blancs se barbouillaient la peau de noir pour camper des Nègres outrés et caricaturaux, l’artiste se présente au public le visage maquillé de blanc. Cependant, son fard à elle ne semble viser ni la ressemblance ni la parodie, des personnes blanches – bien qu’il les évoque irrésistiblement. La face blanchie rappelle également les rituels religieux où les fidèles se couvrent le visage de cendre, à la façon des catholiques à l’orée du Carême ou des Sâdhu hindous. Elle convoque l’image du Baron Samedi, figure bien connue de la culture populaire haïtienne, esprit des morts au maquillage squelettique. Jeannette Ehlers est simplement vêtue de tissus blancs ; ses pieds sont nus et elle est coiffée d’un turban également blanc. Au sol, est enroulé un long fouet noir à gros manche et à corde goudronnée, semblable à ceux auxquels les colons avaient recours dans les Caraïbes et le Sud des États-Unis pour flageller leurs esclaves. Face à elle est tendue une large toile, plus haute qu’elle de plusieurs têtes. Elle se saisit du fouet, prend son élan et frappe de toutes ses forces. Le claquement est assourdissant et la corde zèbre la toile d’un long impact noir. Au sol est posé un récipient rempli d’une poudre de jais, semblable à une suie très sombre. L’artiste en enduit son arme avant de frapper encore. Elle réitère son geste, avant de tendre le fouet au public qui l’entoure.
Se saisir du fouet, le manipuler, le lancer à pleine force, en encaisser le ressac et se découvrir assourdi par son bruit ; tout cela représente certainement une expérience étrange, inconfortable et inaccoutumée pour le public de ce début de XXIe siècle. Cependant, comme les récits d’esclave en portent témoignage, cet instrument faisait partie de la vie quotidienne des plantations entre les XVIe et XIXe siècles. En plusieurs de ses articles, le Code Noir légifère sur son usage comme moyen de sanctionner les infractions commises par les Nègres. Comme l’écrit Cugoano, « ceux qui procurent et volent les esclaves sont les plus grands brigands du monde ; ils ont perdu toute espèce de sensibilité[42] ». La performance de Jeannette Ehlers permet de prendre toute la mesure de l’insensibilité, c’est-à-dire de l’effort de déshumanisation, sur laquelle s’est bâtie l’économie du monde atlantique depuis de XVIe siècle. Ainsi, l’incomparable puissance d’évocation de Whip it good tient au fait que l’œuvre ne cherche pas à reproduire une image de l’esclavage négrier, à la manière des nombreux films historiques qui, au cours des dernières décennies, ont pris ces événements pour prétexte ou pour toile de fond. Il entreprend de restituer la subjectivité esclavagiste elle-même. Il donne à quiconque pénètre dans le périmètre de la performance la mesure de la force, de la détermination et de la hargne nécessaire pour appliquer de tels coups à une personne humaine. Par sa présence incarnée, Jeannette Ehlers porte, enfin, un regard noir sur cette subjectivité. Un regard empreint de dignité. Cette œuvre me semble appartenir à cette renaissance artistique noire dont parle l’historienne et critique d’art africaine-américaine Tina Campt : « Les artistes contemporains noirs créent de nouvelles manières de visualiser la lutte et la transcendance noires et, ce faisant, ils offrent de nouvelles trajectoires à la socialité noire[43]. »
Contrairement à l’aestheSis décoloniale, l’approche radicale noire de Jeannette Ehlers ne cherche pas l’extase communautaire rêvée par Rousseau, mais vise au contraire la mise au jour nue, crue, brutale et souvent assez dérangeante d’antagonismes esthétiques (et sociaux, voire ontologiques) réellement existants. Elle redonne à voir la façon dont, selon le mot fameux de Frantz Fanon, « le Nègre souffre dans son corps autrement que le Blanc[44] », faisant voler en éclats les rêves exaltés d’immanence sociale du romantisme. C’est un prélude à la reconquête par les Noirs de leurs propres regards. Ce faisant, Ehlers ne tombe pas dans un travers judicieusement souligné par Tina Campt : « On ajoute une nouvelle perspective – une perspective noire – mais sans nécessairement contester les prémisses fondamentales des cadres de perception existants de la noirceur[45]. » La critique de l’ordre civilisationnel européen, en tant que condition, catalyseur et instaurateur du capitalisme, du colonialisme et de la négrophobie modernes, fait partie intégrante du travail de l’artiste. Il est naïf d’imaginer une quelconque « ré-existence[46] », réconciliation du sensible, de l’artistique et du communautaire, sans reconnaître qu’aucune différence existentielle et intellectuelle forte n’est véritablement possible dans un monde où la déshumanisation raciale demeure[47].
Le projet d’aestheSis décoloniale initié par Walter Mignolo se présente comme une critique radicale de l’eurocentrisme dans l’art qui, à ses yeux, plonge ses racines dans l’esthétique de Kant. On a tâché de démontrer que, loin d’être une pensée et une pratique inédite de l’art, distincte des traditions européennes, cette vision décoloniale répétait un canon avant-gardiste élaboré par un autre grand philosophe des Lumières européennes : Rousseau. En effet, l’aestheSis décoloniale se propose comme une critique de la séparation et une réconciliation de l’art et de la vie quotidienne sensible, ce qui représente un prolongement davantage qu’une rupture avec les projets du romantisme, des avant-gardes artistiques et de certaines tendances lourdes de l’art contemporain occidental. Si l’on consent à la pertinence d’une critique de l’eurocentrisme dans l’esthétique, alors elle ne pourra être réalisée qu’au sein d’un autre paradigme. On a proposé à cette fin d’échanger l’approche décoloniale latino-américaine pour une autre, celle pour laquelle, selon l’écrivain haïtien René Depestre, « au commencement de l'histoire décoloniale, à l’échelle d’Haïti et du monde, il y a le génie de Toussaint Louverture[48] » – c’est-à-dire ce que Cedric Robinson a nommé « la tradition radicale noire ». Cette esthétique vise l’abolition à la fois du sentiment de sécurité qui émanait du sublime kantien et du rêve de réconciliation et d’inséparation de l’avant-gardisme rousseauiste. À travers l’exemple de la performance Whip it good de l’artiste Jeannette Ehlers, nous avons décrit l’effort de pensée que représente la tradition radicale noire. Non pas une performance narcissique d’altérité ou d’exotisme, mais une mobilisation de l’art au service d’une connaissance de la condition noire et colonisée dans son historicité, sa dignité, et sa capacité de survie[49].
[1] Anne Lafont, « L’universel, ici et ailleurs », Esprit, n° 461, 2020, p. 44.
[2] Marine Bachelot Nguyen, « Réticences “à la française” », Tumultes, n° 54, 2020, p. 31.
[3] Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et Théorie critique, Paris, Gallimard, 1970.
[4] Walter D. Mignolo, « Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique », Mouvements, no 73, 2013, p. 182.
[5] Nelson Maldonado-Torres, Against war. Views from the underside of modernity, Durham, Duke University Press, 2008 ; Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre, Paris, Seuil, 2018, p. 55-56 ; Arturo Escobar, « Worlds and knowledges otherwise. The Latin-American Modernity/Coloniality research program », Cultural Studies, Vol. 21, no 2-3, 2007, p. 179-210.
[6] Walter D. Mignolo, « Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique », art. cit., p. 183.
[7] Walter D. Mignolo et Catherine E. Walsh, On Decoloniality. Concepts, Analytics, Praxis, Durham, Duke University Press, 2018, p. 125. Ma traduction.
[8] Rubén Gaztambide-Fernández, « Decolonial options and artistic/aestheSic entanglements : An interview with Walter Mignolo », Decolonization : Indigeneity, Education and Society, vol. 3, n° 1, 2014, p. 200. Ma traduction.
[9] « Entretien avec Rolando Vasquez », en annexe de : Walter D. Mignolo, La Désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, trad. Yasmine Jouhari et Marc Maesschalck, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2015, p. 176.
[10] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 2000, p. 202-203.
[11] Ibid., p. 213.
[12] Pedro Pablo Gómez, Angélica González Vásquez et Gabriel Ferreira Zacarias, « “Esthétique décoloniale”, entretien avec Pedro Pablo Gómez », Marges. Revue d’art contemporain, n° 23, 2016, p. 104.
[13] Aimé Césaire, « Culture et colonisation » (1956), Écrits politiques. 1935-1956, Paris, Jean-Michel Place, 2016, p. 357.
[14] Walter D. Mignolo et Catherine E. Walsh, On Decoloniality, op. cit., p. 220. Ma traduction.
[15] Rubén Gaztambide-Fernández, « Decolonial options and artistic/aestheSic entanglements », art. cit., p. 201. Ma traduction.
[16] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., pp. 65-66.
[17] Jean-Jacques Rousseau, Lettre à D’Alembert, Paris, Flammarion, 2003, p. 69.
[18] Ibid., p. 108.
[19] Jacques Derrida, De La Grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1962, p. 430.
[20] Jean-Jacques Rousseau, Lettre à D’Alembert, op. cit., p. 131.
[21] Philippe Lacoue-Labarte, Poétique de l’histoire, Paris, Galilée, 2002, p. 118.
[22] Jean-Jacques Rousseau, Lettre à D’Alembert, op. cit., p. 130.
[23] Ibid., p. 176.
[24] Ibid., p. 177.
[25] Ibid., p. 182.
[26] Philippe Lacoue-Labarte, Poétique de l’histoire, op. cit., p. 129.
[27] Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, L’Absolu Littéraire : Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 47.
[28] Peter Bürger, Théorie de l’avant-garde, trad. Jean-Pierre Cometti, Paris, Questions Théoriques, 2013, p. 82-83.
[29] Olivier Quintyn, Valences de l’avant-garde, Paris, Questions Théoriques, 2015, p. 36.
[30] Edward Said, L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident, trad. Catherine Malamoud, Paris, Seuil, 2005, p. 136-137.
[31] Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Paris, Les Presses du Réel, 1998, p. 20-21.
[32] Walter D. Mignolo et Catherine E. Walsh, On Decoloniality, op. cit., p. 4. Ma traduction.
[33] Ibid., p. 24.
[34] Charles W. Mills, Blackness Visible: Essays on Philosophy and Race, Ithaca, Cornell University Press, 1998, p. 6. Voir aussi: Charles W. Mills, The Racial Contract, Ithaca, Cornell University Press, 1997.
[35] Walter D. Mignolo, La Désobéissance épistémique, op. cit., p. 35.
[36] Ryan Hanley, Beyond Slavery and Abolition: Black British writing c. 1770-1830, Londres, Cambridge, 2019, pp.174-175. Ma traduction.
[37] Cedric Robinson, Black Marxism: The making of the Black radical tradition, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000, p. 171. Ma traduction.
[38] Fred Moten, In the Break: The aesthetic of the Black radical tradition, Minneapolis, Minnesota University Press, 2003. Ma traduction.
[39] Ibid., p. 24.
[40] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 142. C’est moi qui souligne.
[41] Ottobah Cugoano, Réflexions sur la traite et l’esclavage des Nègres, Paris, La Découverte, 2009, p. 81-82.
[42] Ibid., p. 45.
[43] Tina M. Campt, A Black gaze: Artists changing how we see, Cambridge, The MIT Press, 2021, p. 47. Ma traduction.
[44] Frantz Fanon, Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, p. 175.
[45] Tina M. Campt, A Black gaze, op. cit., p. 7.
[46] Walter D. Mignolo et Catherine E. Walsh, On Decoloniality, op. cit., p. 18.
[47] Norman Ajari, Noirceur : Race, genre, classe et pessimisme dans la pensée africaine-américaine au XXIe siècle, Paris, Divergences, 2022, p. 79-80.
[48] René Depestre, Le Métier à métisser, Paris, Stock, 1998, p. 25.
[49] Norman Ajari, La Dignité ou la mort, Paris, La Découverte, 2019.