N°2 / Décolonialité et Lumières / Decoloniality and Enlightenment

Les Lumières et le domaine colonial portugais : les notes du vicomte de Balsemão adressées à l’abbé Raynal

Marco Antonio Silveira

Résumé

Après un bref rappel des circonstances dans lesquelles il s’est intéressé aux Notes sur les colonies portugaises rédigées par le vicomte de Balsemão, Marco Antonio Silveira souligne l’importance de ce texte et des Mémoires, documents sur lesquels les auteurs de l’Histoire des deux Indes se sont appuyés en préparant la troisième édition de leur ouvrage, servant, sans le savoir, le projet des autorités portugaises soucieuses de donner une image positive de la colonisation de cette partie de l’Amérique.

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Le texte qui suit, intitulé « Les notes du vicomte de Balsemão adressées à l'abbé Raynal[1] », a été présenté, sous forme de communication orale, lors du Colloque international « A Globalização das Luzes » (« La globalisation des lumières »), qui s'est déroulé du 7 au 10 novembre 2016 à l'Université Fédérale du Minas Gerais (UFMG) et à l'Université Fédérale d'Ouro Preto (UFOP), au Brésil, organisé avec le soutien de ces deux institutions et de l'Université Paul-Valéry Montpellier 3. L’objectif de cette communication était de rendre public un manuscrit en français intitulé Extrait des notes fournie[s] à Mr. l’Abbé Reynal par S. Excellence Mr. le Vicomte de Balsemão sur les colonies portugaises[2], et de démontrer que celui-ci a été largement utilisé par Guillaume-Thomas Raynal dans l'élaboration de la troisième édition de son Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des européens dans les deux Indes[3], datée de 1780. J’avais, dès 2005, localisé ce manuscrit à la Bibliothèque d’Ajuda, à Lisbonne, mais il m’aura fallu attendre encore plus de dix ans avant d’être en mesure d’attirer l’attention des chercheurs sur ce document d’une très grande importance. À cette époque, Júnia Ferreira Furtado et Nuno Gonçalo Monteiro avaient certes publié un article sur la vision de l'Amérique portugaise dans l’Histoire des deux Indes, comparant les éditions de 1770, 1774 et 1780, et reprenant à leur compte la question posée par Gianluigi Goggi de la réception par Raynal d’informations et de documents fournis par les autorités portugaises, mais sans utiliser ce document, dont ils ignoraient encore l’existence[4]. À la suite du colloque susmentionné, durant lequel Júnia Ferreira Furtado a pris connaissance de l'existence de l’Extrait, elle a pu y avoir accès à la Bibliothèque d'Ajuda. À cette occasion, un autre manuscrit, attribué au même auteur, intitulé Mémoires de Son Excellence Mr. Louis Pinto de Sousa Coutinho, Vicomte de Balsemão, sur les contestations entre les couronnes d’Espagne et de Portugal relatives à ses possessions dans l’Amérique Meridionale selon les époques et les traités[5], a été découvert.

Désormais en possession de ces deux documents, Júnia Ferreira Furtado et Nuno Gonçalo Monteiro ont publié un nouvel article dans lequel ils ont repris certaines des questions abordées dans leur précédente étude. Ils ont tenté de démontrer que l’Extrait et les Mémoires ont été utilisés par Raynal, en soulignant le fait que les autorités portugaises ont ainsi cherché à diffuser, par l’intermédiaire de l'Histoire des deux Indes, une vision plus positive de l'Empire portugais et de ses intentions diplomatiques concernant la possession des territoires américains[6].

De cette étude[7], on retiendra quatre aspects principaux : la relation entre les textes, la production et la circulation des sources fournies par Balsemão, la question de l'Histoire des deux Indes comme machine de guerre ; et l'absence de mention du marquis de Pombal, qui était à la tête du Portugal entre 1750 et 1777.

En ce qui concerne le premier aspect, il convient de noter que la relation entre l’Extrait et les Mémoires nécessite une analyse plus approfondie sur la base des documents disponibles. Les auteurs affirment que le vicomte de Balsemão, alors ambassadeur à Londres, après avoir reçu de Raynal un questionnaire sur l'Amérique portugaise, a demandé à la Cour portugaise l'autorisation de fournir des informations, ce qui lui a été accordé en mai 1778. L'autorisation était accompagnée d'une instruction du secrétaire d'État Aires de Sá e Melo, invitant l'ambassadeur à commencer la rédaction du document en informant son destinataire de ce qui s'était passé entre les Cours portugaises et anglaises au début du conflit entre les troupes portugaises et espagnoles concernant les terres dans les Amériques. Cette demande entrait dans la stratégie des autorités portugaises visant à diffuser en Europe leur point de vue sur les différents conflits en utilisant la célèbre œuvre de Raynal, qui en était à sa troisième édition. Júnia Ferreira Furtado et Nuno Gonçalo Monteiro suggèrent que, après avoir reçu la permission, le vicomte a fini par répondre au questionnaire et a joint les Mémoires, qui étaient déjà prêts. Étant donné que la référence à l'Angleterre n'apparaît pas dans ces derniers, mais se trouve mentionnée par Raynal, les auteurs font l’hypothèse que Balsemão ait fourni ces informations au moyen d'une lettre, également jointe aux réponses du questionnaire, dans laquelle il se serait plaint, comme l'avait demandé Aires de Sá e Melo, du manque d'assistance des Anglais[8].

Les faits se sont peut-être produits de cette façon, mais ils ont peut-être été bien différents. Si l'ambassadeur avait écrit les Mémoires avant d'en recevoir l'autorisation en mai 1778, il savait certainement déjà, dans une certaine mesure, ce qu'il avait à faire. De plus, Raynal n'aurait-il pas pu recevoir des avis critiques sur l'Angleterre par le biais d'une source orale ? Pourquoi penser que l’envoi des informations ait été fait en une seule fois, avec des parties annexées à un texte, en l'occurrence l’Extrait ?

Ces questions nous amènent au deuxième aspect mentionné ci-dessus, à savoir les conditions de production et de circulation des sources fournies par Balsemão. Il est compréhensible de penser que l'ambassadeur ait envoyé à Raynal une documentation relativement cohérente fondée sur un texte de base, auquel des annexes auraient été insérées. La différence de taille entre les deux documents conduit à cette interprétation, l’Extrait étant beaucoup plus long que les Mémoires. Cependant, l'organisation des sources donne plutôt l’impression d’une certaine indépendance : alors que l’Extrait est numéroté en 36 feuillets (recto / verso), les Mémoires sont organisés par pages numérotées, commençant à 85 et se terminant à 100. De plus, les deux documents possèdent chacun leur propre couverture avec des titres stylisés qui indiquent qu'il s'agit de textes distincts l’un de l’autre. Cependant, étant donné que l’Extrait commence curieusement par un paragraphe II, les auteurs en concluent, de manière peu convaincante, que les Mémoires correspondraient au premier paragraphe[9].

Pour y voir plus clair, examinons le titre du document de manière plus détaillée : Extrait des notes fournie[s] à Mr. l’Abbé Reynal par S. Excellence Mr. le Vicomte de Balsemão sur les colonies portugaises. Il est nécessaire de différencier l’« extrait » et les « notes ». Le vaste document trouvé à la Bibliothèque d'Ajuda consiste en une copie extraite de plusieurs notes – qui ne sont pas nécessairement élaborées – fournies par l'ambassadeur à l'auteur de l’Histoire des deux Indes. Il suffit d’observer la structure de la source dans le Tableau I pour voir que l’Extrait réunit un ensemble de notes plus ou moins longues d’origines différentes, les organisant sous forme de chapitres. Toutefois, il n’est pas possible d’affirmer que toute la documentation fournie à Raynal ait été envoyée en même temps. Par exemple, au feuillet 21v, après le sous-titre « Supplément nº 5 », nous retrouvons le complément suivant : « Supplément à l’article de l’Agriculture et productions naturel[le]s du Brésil déjà envoyé ». Ainsi, bien que le vicomte ait eu des connaissances statistiques et des informations sur l'Amérique, où il fut gouverneur de la capitainerie du Mato Grosso, il a très probablement réuni des données provenant d'autres sources – notamment parce que son expérience lors de la compilation des documents fournis à Raynal ne couvrait pas certaines réalités comme, par exemple, les Indes orientales.

 

Tableau I - Paragraphes et sections de l’Extrait[10]

Titres

Pages

De l’établissement civil et militaire au Brésil

§ II

1v-3

Des loix

§ III

3-5

Appendice

5

De l’état militaire

§ IV

5-5v

§ V

De l’état ecclésiastique au Brésil

5v-6v

§ VI

De l’agriculture et des productions naturelles du Brésil

6v-11v

Gouvernement du Pará

7-9

De l’agriculture et des productions naturelles de Maragnon et Piauhy

8v

Du Piauhy

9-9v

Appendice sur le Maragnon

9v

De l’agriculture et productions de Pernambuco

9v

Du gouvernement de Bahia

9v-10

De Rio de Janeiro

10

Du gouvernement de S. Paul

10-10v

De Minas Gerais et Goiazes

10v-11

Du gouvernement de Mato Grosso

10v

Récapitulation

11-11v

Discours géographique et des autres possessions de la Monarchie Portugaise dans l’Amérique Méridionale selon l’état actuel de ses conquêtes en 1777

11v-13

Sur la vraie situation de la Baie de Vincent Pinçón

§ VII

13

§ VIII

Division civile du Brésil et de ses autres possessions dans l’Amazon et la Guiane selon l’état actuel

13-14

Voici la liste des capitales des gouvernements décrits

14-14v

Sur la vraie situation de la Baie de Vincent Pinçón - Continuation

§ IX

14v-15v

Supplément

Remarques sur la géographie physique du Brésil, en supplément au premier article de la description géographique

15v-17

Observations sur la mer du Brésil, les vents et les courants

17

Des possessions portugaises aux Indes orientales

17-21v

Fin

21v

Supplément nº 3

21v-22

Supplément

Tableau de l’état du commerce du Brésil par rapport à l’importation de ses marchandises

§ X

22-

Tableau 1er

Du Pará

22-23

Observations sur ce 1er tableau

23-24

Tableau 2° qui contient l’exportation annuelle des productions du Maragnon et Piauhy

24-24v

Observations

24v-25

Pèche de la baleine au Brésil

25

Tableau du produit de la pèche de la baleine

25-25v

§ XI

Du bois du Brésil pour la teinture

25v-26

Bois de marqueterie et de construction

§ XII

26

Tableau du produit annuel

27

Du tabac

§ XIII

25-26v

Tableau du produit du tabac à Lisbonne

26v

Du sucre

§ XIV

27

Du produit du commerce du sucre, avec son prix à Lisbonne

27

Observations

27-27v

Du coton

§ XV

27v

Tableau

27v

Du riz

§ XVI

27v

Tableau

27v

Des cuirs

§ XVIII

28

§ XVIII

Des autres différents articles de la production du Brésil

28

Table des menus articles

28v

Supplément au commerce du Brésil

28v

Tableau général du commerce du Brésil direct en Portugal calculé d’après un terme commun de cinq ans depuis 1770 jusqu’à 1775

28v

Exportation du Brésil

29

Observations

29v-30

Tableau général du commerce du Brésil pour les îles, le continent d’Afrique et les Indes orientales

30-30v

Portugal

Tableau des revenus de la Couronne

30v-31

Population du Portugal

31

Tableau général du commerce du Brésil

Quantité des denrées que le Portugal tire annuellement de ses colonies du Brésil et leur prix à Lisbonne et Porto

31v-32

Commerce direct du Brésil

32-32v

Observations aux nombres précedents

32v

Calcul général des dettes des établissements du Brésil vers la métropole en 1774

33

Calcul des dettes de la Couronne dans les différents gouvernements du Brésil

33

Observations relatives

33-33v

Estimations des revenus que la Couronne tire par an des productions du Brésil à leur sortie de la colonie, avec les profits sur le tabac et d’autres articles dans le Royaume

33v-34

Tableau

34

Observations relatives

34-35

De la population du Brésil

35

Tableau de la population du Brésil

35v

Observations

35v

§ XIX

De l’importation et commerce des esclaves d’Afrique dans les ports du Brésil

35v-36

Observations

36

Les problèmes liés à la production et à la circulation des deux documents conduisent au troisième aspect à mentionner. Adoptant une position critique face à la thèse défendue par Hans Wolpe, pour qui l'œuvre de Raynal serait devenue une « machine de guerre »[11], Júnia Ferreira Furtado et Nuno Gonçalo Monteiro défendent l'hypothèse selon laquelle l'Histoire des deux Indes aurait en réalité fini par diffuser une vision apologétique qui s'enracinera plus tard dans l'historiographie brésilienne. On peut penser qu’il aurait été nécessaire de le démontrer de manière plus cohérente, mais cette hypothèse est soutenable. Cependant, nous ne pouvons ignorer le jeu à double sens présent tant dans l'œuvre de Raynal que dans les cercles de courtisans et les milieux diplomatiques européens. On sait qu'une partie de la réception au XIXe siècle, au Portugal et au Brésil, de l'Ancien Régime portugais doit beaucoup aux discours des Lumières sur la tyrannie, qui tendaient à identifier les monarchies aux régimes absolutistes et centralisés. Par ailleurs, s'il est correct d’affirmer que les notes fournies par Balsemão ont en partie modifié l'Histoire des deux Indes, contribuant à diffuser une version édulcorée de la colonisation portugaise, il faut également considérer que les aspirations des Lumières n'ont pas manqué d'impacter la vision des autorités portugaises. Il semble donc opportun de rappeler que le regard du vicomte était également influencé par les Lumières, quitte à effacer l'image d'arriération et de barbarie attachée au Portugal. Peut-être est-il juste de dire que l'Histoire des deux Indes n'était pas exactement une « machine de guerre », au sens où elle aurait fait la promotion des idées révolutionnaires ou de la subversion sociale. Cependant, ce que montre l'utilisation de l’Extrait et des Mémoires dans l'œuvre de Raynal est justement qu’elle constitue une machine de guerre en faisant échos aux conflits nationaux et internationaux : l'Histoire apportait des points de vue différents et parfois contradictoires, incorporés dans l’évocation des acteurs en conflit. En outre, le fait que Júnia Ferreira Furtado et Nuno Gonçalo Monteiro montrent que les notes de l'ambassadeur du Portugal ont pu produire des versions alternatives au sein même de l’Histoire des deux Indes renforce plutôt la thèse selon laquelle cette œuvre était une machine de guerre. Il serait également possible de suggérer qu’à l’intérieur de celle-ci, différentes machines de guerre agissaient.

Venons-en au quatrième aspect, c'est-à-dire au fait que le marquis de Pombal ne soit mentionné ni dans l’Extrait ni dans l'Histoire. Dans le cas des Mémoires, une seule mention directe du marquis peut être observée, de caractère clairement négatif. Il est déclaré, à la page 97, qui se réfère à l'abolition du traité de 1750 signé par les Cours ibériques, que « sont ignorées les opinions politiques que le marquis de Pombal avait dans une condescendance si hâtive envers la Cour d'Espagne ». Quelques lignes plus loin, le texte conclut : « Il est possible de dater de cette époque tous les malheurs que le Portugal a subis par la suite par rapport à ses colonies ». Le ton critique peut être attribué à des divergences politiques par rapport au ministre qui, ayant été tout-puissant, venait de tomber en disgrâce. Cependant, ce qui attire le plus l’attention, c’est le silence à son égard, qui semble délibéré, surtout dans l’Histoire des deux Indes, œuvre mettant en évidence l'importance pour le Portugal d'avoir un grand réformateur pour apporter les changements vraiment nécessaires et profonds, en citant parfois des exemples que les historiens relient facilement aujourd’hui à Pombal. Il y a donc là une contradiction significative qui ne peut passer inaperçue : si l'historiographie a identifié plus tard le marquis comme un exemple de despote éclairé, l'Histoire des deux Indes le méprise au point de ne pas le mentionner, comme s'il était un tyran indigne de mémoire. Il est nécessaire, une fois encore, de se demander si les contacts oraux ou écrits de Raynal avec les autorités portugaises, ainsi que sa perception de l’image de Pombal à la veille de la publication de la troisième édition, ne l'ont pas conduit à une stratégie du silence. Cette question mériterait une étude plus approfondie. Il est à noter, par exemple, et sans intention d'établir un rapprochement abusif, qu’au moment de l'édition de 1780, Diderot – qui, comme on le sait, écrivait et corrigeait anonymement d'innombrables passages de l’Histoire des deux Indes – avait cessé de croire aux réformistes despotes, estimant que, selon sa perspective matérialiste, ces derniers épuisaient l'énergie de l'organisme social. Diderot avait de plus en plus tendance à adopter des propositions fondées sur l'idée de rupture[12]. Cette évolution mériterait elle aussi d’être étudiée de plus près, ce que nous nous proposons de faire ultérieurement.

Restait à rendre accessibles l’Extrait et les Mémoires, deux documents de première importance, que nous publions pour la première fois, à l’invitation de Franck Salaün. Les transcriptions semi-diplomatiques, ainsi que les notes paléographiques, ont été réalisées par Fabiana Léo, que nous remercions chaleureusement.

 

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Les notes du vicomte de Balsemão adressées à l'abbé Raynal[13]

Cette communication vise à présenter un document qui fait partie du fonds de la Bibliothèque du Palais d’Ajuda, à Lisbonne, et qui apporte la preuve que d'innombrables informations sur l'Empire portugais présentes dans la troisième édition de l'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des européens dans les deux Indes, publiée par l'abbé Raynal en 1780, ont été fournies par Luís Pinto de Sousa Coutinho, 1er vicomte de Balsemão[14]. Le document contenant ces informations est intitulé Extrait des notes fournie[s] à Mr. l’Abbé Reynal par S. Excellence Mr. le Vicomte de Balsemão sur les colonies portugaises, avec ses observations critiques sur l’histoire Philosophique des deux Indes. Sur la base de références internes au texte, il est possible d’affirmer que sa rédaction était achevée en 1779, une partie de son contenu ayant été envoyée à Raynal avant cette date. La possibilité de déterminer l'année de production du manuscrit conforte l'hypothèse qu’il a été utilisé dans l'édition de 1780 de l’Histoire des deux Indes. Cette communication vise ici à présenter ou discuter brièvement des questions liées à la production de l’Extrait et à son appropriation par Raynal dans son œuvre.

Luís Pinto de Sousa Coutinho (1735-1804) a commencé sa carrière dans l'armée portugaise, puis il a été gouverneur du Mato Grosso (1769-1772), représentant diplomatique à Londres (1774-1788) et enfin ministre de la Guerre et des Affaires étrangères (1788-1801). C'est lorsqu'il était en Angleterre qu'il a organisé lesdites notes. Sa présence au sein d’une cour étrangère soulève des questions sur son insertion dans des réseaux plus larges de contacts avec des philosophes des Lumières européens, dont Raynal. Notons que l’Extrait est à la hauteur de son titre, car il s'agit, d'une part, d'un document composé de paragraphes issus de sources différentes et, d'autre part, d'une compilation d'informations diverses, parfois articulées avec peu de cohérence. Selon toute vraisemblance, Coutinho a agi comme une sorte de médiateur réunissant les données envoyées par différentes sources avant de les transmettre à Raynal.

En ce sens, et sans nier son rôle de coordinateur, l'idée que l’œuvre de Raynal résulte de contributions nombreuses et ramifiées s’en trouve renforcée. Lors de la lecture de l’Extrait, le lecteur a la sensation qu'une partie des informations provient de différents lieux du Brésil ou de personnes qui y ont joué un rôle. Si Coutinho les articule de manière spécifique à Londres, Raynal en fait de même lors de l’élaboration de la troisième édition de l'Histoire des deux Indes. Le fait que le manuscrit organisé par Coutinho et écrit en français se trouve aujourd'hui précisément dans les archives du Palais d’Ajuda est à prendre en considération, car il s’agit de l’endroit où l’on pouvait trouver à l’époque la Real Barraca ou Paço de Madeira[15], érigée suite au tremblement de terre de 1755. Une fois les documents de l’Extrait envoyés à l'abbé, une copie (le manuscrit d'Ajuda) a dû être envoyée à la reine Maria I ou à l'un de ses secrétaires. Si cette hypothèse se vérifie, il est possible de confirmer la thèse, déjà suggérée par Júnia Ferreira Furtado et Nuno Gonçalo Monteiro, selon laquelle la vision de Raynal sur le Portugal dans l'édition de 1780 était relativement édulcorée en raison de son appropriation de sources émanant des autorités portugaises elles-mêmes.

L’Extrait se compose d'un ensemble de 36 feuillets reliés, dont le premier porte le titre du manuscrit, sous lequel se trouve un sceau avec le sigle RB surmonté d'une couronne. Le même sigle apparaît aux pages 29 et 36 : signifierait-il Real Barraca ? Le manuscrit est divisé en 18 paragraphes, qui commencent à être numérotés à partir du second, sans aucune référence à ce que serait le contenu du premier. Les quatre premiers paragraphes, c'est-à-dire du deuxième au cinquième, concernent, dans l'ordre, l'établissement civil et militaire du Brésil ; les lois ; l'État militaire ; et l'état ecclésiastique. Le sixième paragraphe traite largement de l'agriculture et des ressources naturelles au Brésil, dans les gouvernements du Pará, du Maranhão, du Piauí, du Pernambouc, de Bahia, de Rio de Janeiro, de São Paulo, du Minas Gerais, de Goiás et du Mato Grosso. Le septième paragraphe, qui ne possède pas de titre, est précédé d'un discours géographique sur la situation des possessions portugaises en Amérique en 1777. Le huitième suit la même ligne, traitant des possessions portugaises en Amazonie et en Guyane. Le neuvième paragraphe, concernant la Vicente Pinzón Bay, une région disputée par les Portugais et les Français en Amazonie, est curieusement précédé de la liste des capitales des provinces du Brésil déjà mentionnées. Peu de temps après, cependant, une digression inattendue et intéressante survient et aborde la situation des Portugais dans les Indes orientales.

Du dixième au dix-huitième paragraphe figurent des observations et des tableaux concernant le commerce au Brésil : les marchandises importées ; les bois de teinture ; les bois pour la marqueterie et la construction ; le tabac, le sucre, le coton, le riz, le cuir et les petits articles. Ensuite, plusieurs tableaux suivent sur la production commerciale du Brésil, ses exportations et ses importations, ainsi que sur les relations avec le Royaume et avec d'autres parties de l'empire portugais. Ces tableaux visent clairement à indiquer, d'une part, la dynamique commerciale au sein de l'empire et, d'autre part, les avantages que le Portugal obtiendrait grâce aux transactions avec le Brésil. Le dix-neuvième et dernier paragraphe, précédé de deux tableaux relatifs à la population totale du Portugal et du Brésil, présente un calcul sur l'importation d'esclaves dans les ports du Pará, du Maranhão, du Pernambouc, de Bahia et de Rio de Janeiro.

Ainsi, il est possible d’affirmer que, de manière générale, l’Extrait traite de quatre thèmes centraux, organisés d’une manière qui n’est pas toujours linéaire : l'administration portugaise en Amérique ; la dynamique commerciale entre le Brésil, le Portugal et d'autres régions de l'empire ; la situation portugaise dans les Indes orientales ; et les problèmes de frontières. à propos de ce dernier point, il est à noter que le manuscrit, bien que faisant référence à la situation géographique de l'année 1777, ne reconnaît pas la domination espagnole de la Colonie du Sacrement, zone qui était une source de querelles au sud de l’Amérique méridionale. Au point 11 du paragraphe VII qui, à son tour, est lié au paragraphe suivant, intitulé « Division civile du Brésil et de ses autres possessions dans l’Amazonie et la Guiane selon l’état actuel », la position du rédacteur est catégorique : « Le Portugal possède dans les limites du Brésil la Colonie du Sacrement sur le bord septentrional de la Rive de la Plate ». Sur la marge de gauche, juste à côté de cette phrase, apparaît une manicule (main avec le doigt pointé) signe couramment utilisé à l'époque pour signaler des passages importants[16]. Lorsque, plus loin, au point 22 du paragraphe VIII, la liste des capitales des provinces du Brésil est présentée, Saint Sacrement apparaît comme le siège de la Colonie. En théorie, ces données peuvent avoir été collectées après le Traité d'El pardo en 1761, et avant le Traité de Santo Ildefonso en 1777, période au cours de laquelle la colonie du Sacrement est officiellement revenue à l’empire portugais, compte tenu des échecs dans l'exécution du Traité de Madrid de 1750, qui avait reconnu la domination espagnole. Cependant, sachant que certaines parties de l’Extrait ont été achevées en 1779, on peut s’interroger sur certaines incohérences provenant de son caractère fragmentaire – il y aurait même eu, comme nous l'avons vu, différents envois de ses parties – ou soupçonner une intention politique, celle de diffuser des informations sur la Colonie du Sacrement par l’intermédiaire de l'œuvre de Raynal afin de renforcer la position portugaise. La troisième édition de l'Histoire des deux Indes, cependant, mentionne que le Traité de Santo Ildefonso avait confirmé la domination espagnole[17].

Il est cependant indéniable qu'une partie importante des informations chiffrées contenues dans l’Extrait a été incorporée par l'abbé. Il vaut la peine d’en donner le détail. Entre les pages 466 et 467 de l'édition de 1780, un tableau intitulé « De l’espèce, de la quantité et de la valeur des objets que le Brésil envoie annuellement au Portugal, calculé d’après un terme commun de cinq ans, depuis 1770 jusqu’à 1775 » a été inséré. Dans l’Extrait, un cadre similaire est présent avec une petite différence dans le titre: « Tableau général du commerce du Brésil direct en Portugal, calculé d’après un terme commun de cinq ans, depuis 1770 jusqu’à 1775 ». En comparant les deux tableaux, il apparaît que, bien que les produits soient répertoriés dans des ordres différents, les chiffres des quantités et des sommes finales sont strictement identiques. Dans les deux cas, le total des exportations du Brésil vers le Portugal est évalué à 56 949 290 livres tournois, ce qui équivaut à 9 111 886 400 reais ou 9 111 contos de reis (1 £ # = 160 $). De plus, Raynal ajoute à cette somme les mêmes totaux que ceux qui sont présentés dans l’Extrait en ce qui concerne le commerce avec les Açores, l'île de Madère, le continent africain et les Indes orientales – qui, ensemble, atteignent 2 271 000 livres soit 363 360 000 reais.

Ainsi, Raynal, en parfait accord avec l’Extrait, estime la valeur totale des exportations du Brésil à 59 220 290 livres ou 9 475 246 400 reais. Il est intéressant de noter que, sur ce total, 96,2% des exportations concernent la métropole. L’Extrait apporte un autre calcul concernant les exportations du Brésil vers le Portugal, dans lequel les informations sont les mêmes, alors que les valeurs varient un peu[18]. Ce nouveau tableau est constitué d'une annexe, probablement tirée d'un autre texte puisqu'elle mentionne des tableaux spécifiques qui s'y trouveraient. Sans préciser d’année ou de période spécifique, ce tableau affiche un total de 64 503 034 livres ou 10 320 485 440 reais. Les comptes liés au commerce avec les Açores, l'île de Madère et l'Afrique apportent également des changements de valeurs par rapport au premier tableau : respectivement de 790 000 à 610 000 ; de 470 000 à 400 000 ; et de 886 000 à 1 896 000 livres. Il n'y a pas de données dans le deuxième tableau pour les Indes orientales qui, dans le premier tableau, apparaissent avec la valeur de 125 000 livres. Malgré cette différence entre les deux tableaux – et même en considérant que l’Extrait reconnaît la présence d'une certaine imprécision des données –, l'échelle est maintenue. Fernando A. Novais, dans son étude bien connue dans laquelle il utilise la balance générale du commerce portugais, indique l’envoi de l'équivalent de 13.413.265.038 reais du Brésil vers le Portugal pour l’année 1796 – une valeur d'environ 30% supérieure à celle fournie par les deux tableaux de l’Extrait. Cependant, même en reconnaissant le poids de la contrebande et des relations informelles entretenues directement entre les ports du Brésil et d'Afrique – aspects également mentionnés par Novais –, la distance entre le commerce entretenu par l'Amérique portugaise avec la métropole et celui existant avec d'autres parties de l'empire est abyssale d’après le manuscrit[19].

Toujours à propos des chiffres, ceux qui se réfèrent à la population des différentes provinces du Brésil sont mis en évidence. L'abbé ne reproduit pas dans la troisième édition le tableau de la population inclus dans l’Extrait, mais il en utilise largement les données[20]. Les populations du Pará (4 128 Blancs, 9 919 Noirs ou métis et 34 844 Indiens), du Maranhão (8 993, 17 844 et 38 937), du Pernambouc (19 665, 39 132 et 33 728), de Bahia (39 784, 68 024 et 49 693), de Rio de Janeiro (46 271, 54 091 et 32 ​​126), de São Paulo (11093, 8 987 et 28 989), du Minas Gerais (35 128, 108 406 et 26075), de Goiás (8 931, 34 104 et 29 622) et du Mato Grosso (2 035, 7 351 et 4 335) – soit les neuf provinces mentionnées dans l’Extrait – sont, dans l’Histoire des deux Indes, exactement les mêmes que celles indiquées dans le manuscrit du Palais d’Ajuda. Il n'y a que deux différences, la seconde démontrant clairement que les données présentées par Raynal ont été copiées du document rédigé par le vicomte de Balsemão. La première différence concerne un 9 remplacé par un 6 : la population d’Indiens de Bahia dans l’Histoire des deux Indes est de 49 693, tandis qu’elle est de 49 993 dans l’Extrait. La deuxième différence concerne la population de Noirs et de Métis de São Paulo, qui est de 32 126 selon Raynal, bien qu’elle soit de 28 989 dans le manuscrit. Il est intéressant d’observer que le nombre indiqué par l'abbé, 32 126, correspond à la même population appartenant à la province de Rio de Janeiro. Il s'agit clairement d'une erreur de copie, car dans le tableau de l’Extrait, la case comprenant le nombre de noirs et de métis de São Paulo se trouve juste en dessous de celle qui concerne Rio de Janeiro.

Il est intéressant de noter que l'abbé était non seulement inattentif lors de la copie de certains nombres, mais également lors de l'utilisation de nomenclatures. La division des populations en trois catégories – blancs, indiens, noirs et métisses (noirs et métisses en français) – a été supprimée du manuscrit, mais Raynal a confondu la dernière. Lorsqu'il évoque le Pará, il évoque les noirs esclaves ou mulâtres libres ; pour le Maranhão, il indique les noirs ou mulâtres libres et esclaves ; pour le Pernambouc et São Paulo, nègres ou mulâtres ; pour Bahia, Rio de Janeiro et Goiás, nègres ; et pour le Minas Gerais et le Mato Grosso, esclaves. L'emploi du terme mulâtre à la place de métisse aurait pu être une correction apportée par l'abbé afin d’indiquer plus précisément que la troisième catégorie couvrait spécifiquement le métissage entre blancs et noirs – ce qui suggère une appropriation plus attentive des informations collectées. En revanche, l'utilisation de nomenclatures très différentes va dans le sens inverse. Cela est en partie dû au fait que Raynal ne reproduisait pas simplement le tableau de la population de l’Extrait en une fois, préférant reprendre ses données dans les chapitres sur les provinces.

La question reste donc de savoir si, finalement, chacun de ces chapitres n’a pas été en réalité rédigé par un auteur différent, ce qui expliquerait l’utilisation incohérente des termes du tableau relatif à la population du Brésil. Certains auraient interprété les mots de la colonne noirs/métisses comme signifiant esclaves noirs et mulâtres libres, ou noirs et mulâtres et esclaves libres, ou noirs et mulâtres, ou noirs, ou esclaves. Dans tous les cas, si l'adoption de mulâtre au lieu de métisse indique une certaine perspicacité interprétative, l'utilisation de certaines des nomenclatures évoquées révèle une négligence ou une grande ignorance de la réalité coloniale. Il convient de souligner que la source elle-même a conduit à la confusion, car la distinction entre les noirs libres, les noirs réduits en esclavage, les mulâtres libres et les mulâtres réduits en esclavage, bien que cruciale en Amérique portugaise, n'a pas été faite dans l'Extrait. Cela s'explique en partie par la difficulté à obtenir à l’époque des données démographiques fiables. Cependant, cela semble témoigner d’une préférence pour les catégories qui mettent l'accent sur les caractéristiques ethniques – c'est-à-dire qui privilégient la qualité (basée sur des caractéristiques physiques, une plus ou moins bonne insertion dans l'univers culturel luso-brésilien et les schémas comportementaux) sur la condition (libre, libéré ou esclave). On ne peut ignorer que Raynal a cherché à établir des comparaisons entre différents empires, il peut donc avoir modifié les termes pour atteindre cet objectif au détriment de la précision. Ainsi, que ce soit par le manuscrit ou par l'Histoire des deux Indes, nous observons une conception qui tendra à caractériser, au XIXe siècle, le peuple brésilien comme composé de trois races fondamentales.

Les données démographiques récoltées par Raynal dans le manuscrit du vicomte de Balsemão sont fragiles, ce qui est d'ailleurs reconnu par ceux qui les lui fournissent. En comptant les trois catégories et les neuf provinces mentionnées, la somme totale atteint 802 235 âmes, auxquelles l’Extrait prévoit l'adjonction de 780 000 indiens sauvages, « de sorte que toute la population de la Monarchie Portugaise dans l’Amérique Méridionale ne va pas au-delà de 1 600 000 âmes »[21]. Cependant, Dauril Alden, utilise quant à lui diverses sources pour assembler le puzzle des données de la population coloniale et atteint le nombre de 1 555 200 personnes pour la période 1772-1782, en excluant les autochtones considérés comme sauvages – soit pratiquement le double de celui mentionné dans l’Extrait. Il indique, pour la province du Minas Gerais, un total de 169 609 habitants, tandis qu'une carte bien connue de 1776 suggérait une somme de 319 769 – encore une fois pratiquement le double. La comparaison entre le tableau de l’Extrait et celui de Dauril Alden quant au poids total de chaque province indique cependant une certaine proximité. Dans les données fournies par Balsemão, les provinces les plus peuplées sont le Minas Gerais, avec 21,1% ; Bahia, avec 19,6% ; Rio de Janeiro, avec 16,5% ; et le Pernambouc, avec 11,5%. Pour Alden, il y a une inversion dans les troisième et quatrième positions : Minas apparaît avec 20,5% ; Bahia avec 18,5% ; le Pernambouc avec 15,4% ; et Rio de Janeiro avec 13,8%. Ainsi, malgré la différence significative en valeurs absolues, les informations de l’Extrait sont proches de celles fournies par Alden en valeurs relatives[22].

Outre ces données, plusieurs ajouts de texte dans la troisième édition de l'Histoire des deux Indes proviennent de l’Extrait, l'accent étant mis sur toute la section relative aux instances administratives. Dans le livre 9 du volume II de l'Histoire des deux Indes, le chapitre XIV, intitulé « Gouvernement civil, militaire et religieux établi dans le Brésil », paraphrase les informations contenues dans les paragraphes II, III, IV et V de l’Extrait, respectivement intitulés « De l’établissement civil et militaire au Brésil », « Des lois », « De l’état militaire » et « De l’état ecclésiastique au Brésil ». Raynal suit, dans l’élaboration du chapitre, le même ordre que le manuscrit de Balsemão, en commençant par des observations sur les gouverneurs puis en abordant les structures militaires et ecclésiastiques. Dans le premier paragraphe du chapitre, l'abbé déclare que le Brésil est divisé en neuf provinces, chacune dirigée par un commandant privé. Il dit également que, bien que ceux-ci soient censés se conformer aux règlements dictés par le vice-roi, ils sont de fait « indépendants de son autorité, parce que ils reçoivent directement leurs ordres de Lisbonne, e qu’eux-mêmes y rendent compte des affaires de leur département »[23]. Raynal déclare également que les commandants sont nommés pour trois ans, leur mandat pouvant durer plus longtemps ; qu'en cas de décès durant l'exercice de l'administration, l'évêque, le militaire le plus haut gradé et le premier magistrat prendront les rênes du gouvernement ; que la loi leur interdit de se marier dans les lieux sous leur juridiction, d’interférer dans le commerce, d'accepter le moindre cadeau et de recevoir des émoluments pour les fonctions de leur poste, cette dernière résolution étant observée très strictement depuis plusieurs années. Il conclut[24] :

"Aussi bien n’est-il plus rare aujourd’hui qu’une fortune faite ou même commencée dans ces postes du Nouveau-Monde. Celui qui les quitte volontairement doit, comme celui qui est révoqué, compte de sa conduite à des commissaires choisis par la métropole, et les citoyens de tous les ordres sont indistinctement admis à former des accusations contre lui."

Absolument toutes ces observations figurent dans l’Extrait, et leur reprise dans l'Histoire des deux Indes est évidente. En ce qui concerne la citation, il est intéressant, à titre de comparaison, de reproduire le point 21 du manuscrit de Balsemão, qui figure en appendice aux paragraphes I, II et III[25]:

"Tous les gouverneurs et officiers civils sont payés par la Cour des revenus de leurs départements ; ils ne peuvent exercer aucun commerce, et le gouverneur n’a aucun émolument quelconque qu’il puisse tirer de sa province à titre de gratification, ni de présent, ni à titre d’expédition de brevets ou des dépêches, car tout se délivre gratis. Aussi bien de fouler les peuples comme les gouverneurs espagnols, ils reviennent pour la plus part tous pauvres, et il n’a point de roi au monde qui soit servi dans les colonies à plus bon marché que celui de Portugal. Aucun gouverneur ou officier civil ne peut se marrier dans le pays pendant le temps de son administration sans une permission expresse de la Cour, et ils perdent leurs employs par la contravention."

Un peu plus haut, le point 14 du § I de l’Extrait dit ceci[26] :

"Selon la pratique ordinaire (presque toujours altérée), tous les gouverneurs ne sont nommés que pour trois ans ; et aussitôt qu’on pourvoit à leurs places, ils sont assujettis à un procès formel pour ordre du Conseil d’Outre-Mer, qui nomme des commissaires sur les lieus. Toutes les classes du peuple y sont admises, et surtout le gouvernement municipal."

Outre les similitudes, il existe des mots spécifiques utilisés dans l’Extrait qui sont répétés dans l’Histoire : par exemple, « département », « émolument », « présent » et « commissaires ». En effet, il est intéressant de noter qu'il y a ici un jeu à double sens : si, d'une part, l'abbé reproduit des termes aussi spécifiques pour paraphraser le manuscrit, d'autre part, l'auteur de l’Extrait, en écrivant dans une langue étrangère, fait un effort important pour choisir des mots capables de traduire à la fois les réalités portugaise et américaine et d'exprimer une situation semblable à celle qui existe en France. C'est de manière évidente le cas du mot « département » : si le terme « département » était tout à fait inapproprié pour désigner le cadre administratif portugais en Amérique, son pendant français se référait à un type de juridiction connue dans le pays de l'abbé Raynal.

Il y a également eu, de la part de ce dernier, un souci d'éviter des termes incompréhensibles pour un public plus large qui ne connaissait pas l'Empire portugais. Nous avons mentionné précédemment qu’il était expliqué, au chapitre XIV du livre 9 de l'Histoire des deux Indes, comment se déroulait la succession d’un gouverneur décédé en service. Les termes destinés à décrire les trois membres du conseil provisoire sont « l’évèque », « l’officier militaire le plus avancé » et « le premier magistrat ». Dans l’Extrait, le premier terme est le même, le second présente un petit changement – « l'officier militaire le plus gradué » – et le troisième subit un changement conséquent – « le chancelier de la Relation ». Il est clair à ce stade que dire « premier magistrat » semblait avoir plus de sens pour le public que d'utiliser l'expression « chancelier de Relation », qui désignait un poste bien connu dans le monde portugais. Dans tous les cas, tant dans l’Histoire des deux Indes que dans l’Extrait, il est mentionné, dans les mêmes termes, que si le gouverneur décède, les trois membres de ce conseil « prennent les rênes du gouvernement ».

La comparaison des passages indiqués révèle que Raynal – ou ceux qui ont écrit à sa demande – est à la fois prudent et, dirons-nous, naïf quant à l'appropriation des notes fournies par le vicomte de Balsemão. Il ne passe pas inaperçu que l'abbé rejette – du moins dans cette partie de l'ouvrage – l'argument selon lequel, contrairement aux Portugais, les gouverneurs espagnols contraindraient les peuples. En revanche, il accepte facilement la thèse selon laquelle les administrateurs portugais ne pratiquaient pas le commerce et ne s'enrichissaient pas dans leurs postes, étant à la merci d’enquêtes (appelées résidences) menées à la fin de leur mandat. L'Histoire des deux Indes oscille ainsi entre deux tendances : assumer un parti-pris encyclopédique et penser le tout dans une perspective critique. Entre l’une et l’autre, il reste de l’espace pour des incohérences, des erreurs, des méconnaissances et la reproduction des visions de ses collaborateurs. En ce sens, l'œuvre de Raynal et de ses collaborateurs n'a jamais cessé d'être une machine de guerre, même si elle a été mise en mouvement ou instrumentalisée par des mains extérieures.

De nombreux autres exemples pourraient être cités afin de prouver que les notes fournies par le vicomte de Balsemão ont été décisives pour l’élaboration de la partie relative au Portugal dans la troisième édition de l'Histoire des deux Indes. Cependant, il n'est pas nécessaire ni approprié de le faire pour le moment. Il est préférable de terminer cette communication en soulignant comment l'introduction de penseurs et d’autorités portugaises dans le débat des Lumières a contribué à la configuration d'une nouvelle vision de la colonie située en Amérique.

Deux points peuvent être rapidement soulevés à cet égard. L'un d'eux est le fait que l'Amérique portugaise est comprise dans l’Extrait comme un tout relativement articulé – ou, pour le dire autrement, sinon articulé en termes matériels, à travers des chemins et une unité territoriale, du moins en termes de représentation. Alors que le mot « Amérique » est mentionné neuf fois dans l’Extrait – soit trois fois à propos de de l’Amérique portugaise et trois autres fois à propos de l’Amérique méridionale –, le terme Brésil n'apparaît pas moins de 129 fois, dont 13 fois pour mentionner le bois « pau-brasil ». L'autre point concerne l'emploi des notions de métropole et de colonie : alors que le mot « colonie » apparaît 34 fois, sous sa forme singulière ou plurielle, dont trois fois pour faire référence à la colonie du Sacrement, le mot « métropole » n’apparaît qu’à cinq reprises. Enfin, la lecture du manuscrit laisse le sentiment que l'effort de synthèse de Raynal s'inscrivait dans une perception plus large que celle du niveau d'articulation, du commerce mondial, lequel ayant atteint un autre palier produisait un conflit ouvert entre les États européens désireux de maintenir des comptoirs commerciaux et des possessions. L'explication de ce conflit a été décisive pour que les relations avec l'Amérique soient considérées comme des liens complexes entre les métropoles et les colonies. Le récit de ce mode de pensée et de son impact sur l'historiographie reste un chapitre qui doit encore être mieux compris.

 

 

[1] Je remercie Élodie Meunier pour la version en français de ce texte. Les opinions, les choix de traduction et les possibles erreurs sont de la responsabilité de l’auteur.

[2] « Extrait des notes fournie[s] à Mr. l’Abbé Reynal par S. Excell.ce Mr. le Vicomte de Balsemão sur les Colonies Portugaises, avec ses observations critiques sur l’histoire Philosophique des deux Indes », Bibliothèque d’Ajuda, Portugal, Manuscrits uniques, 54-(XI)-26(27).

[3] Raynal, Guillaume-Thomas. Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des européens dans les deux Indes, Genève, Chez Jean-Leonard Pellet, 1780, 5 v.

[4] Voir Gianluigi Goggi, « Voyage de Raynal en Angleterre et en Hollande ». Recherche sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n. 3, 1987, p. 86-117 ; « L’abbé Raynal et un questionnaire sur le Portugal et le Brésil », Studi Settecenteschi, v. 27-28, 2010, p. 285-316. Furtado, Júnia Ferreira; Monteiro, Nuno Gonçalo. « Os Brasis na Histoire des deux Indes do abade Raynal ». Varia Historia, Belo Horizonte, v. 32, n. 60, set./dez. 2016, p. 731-777.

[5] « Brasil. Memoires de Son Excellence Mr. Louis Pinto de Souza Coutinho, Vicomte de Balsemão. Sur les contestations entre les Couronnes d’Espagne et de Portugal, relatives à ses possessions dans l’Amérique Meridionale, selon les époques et les Traités », Bibliothèque d’Ajuda, Portugal, Manuscrits uniques, 54-(XI)-27(11).

[6], Júnia Ferreira Furtado et Nuno Gonçalo Monteiro, « Raynal and the defence of the Portuguesse colonization of Brazil: diplomacy and the Memoirs of the Visconde de Balsemão ». Análise Social. 230, LIV (1.º), 2019, p. 4-33. Bien que Júnia Ferreira Furtado et Nuno Gonçalo Monteiro aient raconté dans leur étude la manière dont ils sont arrivés à l’Extrait, ils n'ont cependant pas mentionné la communication dans laquelle j’insistais déjà sur l'importance de ces sources dont disposait Raynal – ce qui s’explique sans doute par le fait qu'ils n'ont pas eu la version écrite de mon article entre les mains.

[7] Le lecteur est renvoyé à cet article, dans lequel il trouvera davantage d'informations sur les sources citées et les sujets mentionnés.

[8] Ibid., p. 11-17.

[9] Ibid., p. 19.

[10] « Extrait des notes fournie[s] à Mr. l’Abbé Reynal par S. Excell.ce Mr. le Vicomte de Balsemão sur les Colonies Portugaises, avec ses observations critiques sur l’histoire Philosophique des deux Indes », Bibliothèque d’Ajuda, Manuscrits uniques. 54-(XI)-26(27).

[11] Hans Wolpe, Raynal et sa machine de guerre : l’Histoire des deux Indes et ses perfectionnements, Stanford, Stanford University Press, 1957.

[12] Voir Henry Vyverberg, Historical pessimism in the French Enlightenment, Cambridge, Massachusset, Harvard University Press, 1958 ; Michèle Duchet, Anthropologie et Histoire au Siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1971 ; Anthony Strugnell, Diderot’s politics. A study of the evolution of Diderot’s political thought after the Encyclopédie, La Haye, Martinus Nijhoff, 1973 ; Ira O. Wade, The structure and form of the French Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 1977 ; Wilda Anderson, Diderot’s dream, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1990 ; John Hope Mason ; Robert Wolker, (ed.) Diderot, Political writtings, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; Maria das Graças de Souza, Natureza e Ilustração: sobre o materialismo de Diderot, São Paulo, Ed. Unesp, 2002 ; Sankar Muthu, Enlightenment against Empire, Princeton, Princeton University Press, 2003 ; Girolamo Imbruglia, « Two principles of despotism: Diderot between Machiavelli and de la Boëtie », History of European Ideas, 34:4, 2008, p. 490-499 ; « Civilisation and colonisation: Enlightenment theories in the debate between Diderot and Raynal », History of European Ideas, 41:7, 2015, p. 858-882 ; Guillaume Ansart, « Variations on Montesquieu: Raynal and Diderot’s Histoire des deux Indes and the American Revolution », Journal of the History of Ideas, v. 70, n. 3, jul. 2009, p. 399-420 ; Jonathan Israel, Democratic Enlightenment. Philosophy, revolution and human rights, 1750-1790, Oxford, Oxford University Press, 2011 ; Andrew S. Curran, Diderot and the art of thinking freely, New York, Other Press, 2019.

[13] Communication présentée lors du colloque international « A Globalização das Luzes » (« La globalisation des lumières »), 7-10 novembre 2016, Université Fédérale du Minas Gerais (UFMG) et Université Fédérale d'Ouro Preto (UFOP).

[14] Les informations sur l’Amérique portugaise se trouvent dans le livre 9 du volume II de l’œuvre. Voir Guillaume-Thomas Raynal, « Établissements des portugais dans le Brésil. Guerres qu’ils ont soutenues. Productions et richesses de cette colonie », dans Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Genève, Chez Jean-Leonard Pellet, 1780, v. II, liv. 9.

[15] Littéralement « Tente Royale » ou « Palais de bois ». Résidence officielle des rois portugais après la destruction du somptueux Paço da Ribeira lors du tremblement de terre de 1755.

[16] « Extrait des notes fournie[s] à Mr. l’Abbé Reynal par S. Excell.ce Mr. le Vicomte de Balsemão sur les Colonies Portugaises, avec ses observations critiques sur l’histoire Philosophique des deux Indes », Bibliothèque d’Ajuda, Manuscrits uniques, 54-(XI)-26(27), 13.

[17] Júnia Ferreira Furtado et Nuno Gonçalo Monteiro considèrent que cela s’explique l'accès que Raynal aurait eu aux Mémoires. Si cette affirmation est exacte, il est clair que les Mémoires ne peuvent pas avoir été annexés à l’Extrait, formant un tout envoyé en une fois. Le plus probable est que la partie du § VII a été envoyée plus tôt, car l'ambassadeur du Portugal à Londres n'aurait pas permis qu’un même envoi couvre des informations disparates sur un sujet aussi important.

[18] « Extrait des notes fournie[s] à Mr. l’Abbé Reynal par S. Excell.ce Mr. le Vicomte de Balsemão sur les Colonies Portugaises, avec ses observations critiques sur l’histoire Philosophique des deux Indes », Bibliothèque d’Ajuda, Manuscrits uniques, 54-(XI)-26(27), 31v-32.

[19] Voir Fernando A. Novais, Portugal e Brasil na crise do Antigo Sistema Colonial (1777-1808). 4ª ed. São Paulo, Hucitec, 1986, p. 286 et section « Gráficos e tabelas ».

[20] « Extrait des notes fournie[s] à Mr. l’Abbé Reynal par S. Excell.ce Mr. le Vicomte de Balsemão sur les Colonies Portugaises, avec ses observations critiques sur l’histoire Philosophique des deux Indes », Bibliothèque d’Ajuda, Manuscrits uniques, 54-(XI)-26(27), 35v.

[21] « Extrait des notes fournie[s] à Mr. l’Abbé Reynal par S. Excell.ce Mr. le Vicomte de Balsemão sur les Colonies Portugaises, avec ses observations critiques sur l’histoire Philosophique des deux Indes », Bibliothèque d’Ajuda, Manuscrits uniques, 54-(XI)-26(27), 35v.

[22] Voir Dauril Alden, « The population of Brazil in the late eighteenth century: a preliminary study », The Hispanic American Historical Review, v. 43, n. 2, mai 1963, p. 173-205.

[23] Guillaume-Thomas Raynal, « Établissements des portugais dans le Brésil », p. 406-7.

[24] Ibid., p. 407.

[25] « Extrait des notes fournie[s] à Mr. l’Abbé Reynal par S. Excell.ce Mr. le Vicomte de Balsemão sur les Colonies Portugaises, avec ses observations critiques sur l’histoire Philosophique des deux Indes », Bibliothèque d’Ajuda, Manuscrits uniques, 54-(XI)-26(27), 5.

[26] Ibid., 3v.

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Notes sur les colonies portugaises (1)

Louis Pinto De Souza Coutinho, Vicomte De Balsemão

Par commodité, le document a été divisé en deux parties. On trouvera ici la transcription des feuillets 1 à 21.

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