Les Lumières sont à la mode, pour le meilleur et pour le pire. Louées de façon excessive ou accusées d’être la source de toutes les dérives politiques, elles appartiennent à la culture mondiale.
Comment cela s’est-il fait ? Comment appréhender ce processus qui semble échapper au modèle diffusionniste[1] ?
À partir du début des années 80, pour décrire les transformations des sociétés humaines et leurs effets, en particulier l’accélération des échanges commerciaux – le monde apparaissant de plus en plus comme le terrain de jeu des multinationales, les observateurs ont progressivement adopté le concept de « globalisation », et le terme américain correspondant (« globalization ») adapté dans différentes langues, qui a ainsi envahi les sciences humaines et sociales, donnant même naissance à des disciplines[2], comme l’histoire globale, à des centres de recherche et des formations spécialisées, notamment dans le domaine des sciences politiques et des relations internationales. Par définition, ce changement d’échelle et cette approche holistique touchent tous les domaines, qu’il s’agisse des flux financiers, des règles juridiques, ou des problèmes sanitaires et environnementaux – les épidémies et le réchauffement climatique ne connaissant pas les frontières. De nos jours, la globalisation et le « penser global » se sont généralisés au risque d’installer un nouveau conformisme intellectuel. Dans le même temps, par une étrange fuite en avant, les nationalismes reprennent du terrain sur tous les continents. Ce double mouvement d’élargissement à l’échelle planétaire et de nationalisation touche aussi les représentations des Lumières. En outre, les tenants d’approches globales, comme avant eux les partisans d’une inversion des perspectives ou d’une multiplication des points de vue – en particulier les études postcoloniales, subalternes ou décoloniales –, entendent généralement rompre avec l’européocentrisme dont ils accusent volontiers l’historiographie des Lumières d’être l’un des relais traditionnel[3]. Partant, le concept de « globalisation » et les méthodes des Global Studies peuvent-ils nous aider à mieux comprendre le phénomène des Lumières ? En quel sens peut-on parler de « globalisation des Lumières » ? Qu’est-ce qui dans l’ensemble de ce qui se trouve « globalisé » à travers les échanges internationaux relève de l’histoire des Lumières ?
Ce qui est globalisé, à travers des transferts culturels plus ou moins poussés, c’est un ensemble de concepts, de livres, en langue originale ou en traduction, de mots d’ordre, de modèles théoriques, de pratiques aussi – à commencer par le débat d’idées –, de droits, pas toujours effectifs mais présentés comme universels, sans oublier des illusions, bien entendu. Ce qui circule, grâce à différents supports, ce sont donc principalement des représentations qui sont susceptibles d’être adaptées ou actualisées en fonction du contexte, mais en conservant un certain degré de généralité, y compris dans les réfutations et les caricatures. Ainsi, dans de nombreux pays, et potentiellement dans le monde entier, les Lumières constituent-elles un point de repère fondamental dans les débats.
La globalisation dont il s’agit ne suppose pas une adhésion uniforme, ni l’appartenance à un même régime, volontairement ou non, comme dans le cas des colonies par rapport à une métropole ou de pays appartenant à une aire d’influence, en particulier économique. Il faut imaginer autre type de globalisation, ce qui demande un effort d’analyse en tenant compte de divers facteurs, y compris l’existence de représentations distinctes voire contradictoires. En ce sens, l’histoire des anti-Lumières appartient désormais à l’histoire des Lumières. Cela vaut aussi pour les nouvelles « Lumières » associées à des cultures que l’historiographie ne plaçait pas au cœur du mouvement auparavant, en particulier les « Lumières chinoises[4] ». La globalisation des Lumières n’est pas le processus d’éclairement, le devenir-éclairé du monde, mais la présence croissante de cette référence culturelle dans les débats et les représentations du 18e siècle à aujourd’hui.
L’un des effets de la globalisation des représentations des Lumières est d’introduire un terme de comparaison à géométrie variable. Cependant, la « globalisation des Lumières », qui est une réalité, n’est pas du même ordre que la colonisation, elle n’est pas non plus semblable à la mondialisation du commerce et de la société de consommation. Ses enjeux principaux sont la représentation du passé, la compréhension de la modernité, donc des repères nationaux et transnationaux essentiels dans les choix de société. La leçon est paradoxale : l’approche globale invite non pas à considérer les Lumières comme un phénomène mondial et unifié, mais bien au contraire à distinguer un temps fort et des processus de longue durée[5] dans lesquels ce moment s’inscrit et qu’il a pu contribuer à accélérer ou à ralentir selon les cas. S’il l’on veut fournir une description satisfaisante du phénomène des Lumières et de ses multiples effets, il est souhaitable d’écrire l’histoire des représentations qui en ont été données du milieu du 18e siècle à aujourd’hui[6]. La question qui se pose aujourd’hui n’est peut-être plus tant celle de se libérer d’une prétendue idéologie des Lumières que de décoloniser à son tour le projet des Lumières, de lui rendre sa propre dynamique – y compris en rendant visibles ses contradictions historiques – face aux multiples tentatives d’instrumentalisation.
[1] J’ai développé ce point dans un article récent dont je reprends ici quelques passages (Franck Salaün, « Prolégomènes à l’étude de la globalisation des Lumières », dans Álvaro de Araújo Antunes, Luiz Carlos Villalta et Marie-Noëlle Ciccia (éd.), A Globalização das Luzes: França, Portugal e Brasil, séculos XVIII-XIX, Niterói, RJ, Editora da Universidade Federal Fluminense, 2022. Sur le diffusionnisme, voir notamment James M. Blaut, Le Modèle des colonisateurs du monde. Diffusionnisme géographique et histoire eurocentrique, trad. de l'anglais par Pierre Verdrager, Créteil, Calisto, 2018.
[2] Alessandro Stanziani, Les Entrelacements du monde. Histoire globale, pensée globale, CNRS éditions, 2018.
[3] Sur ce dernier point, voir notamment Sebastian Conrad, « Enlightenment in Global History. A Historiographical Critique », The American Historical Review, oct. 2012, p. 999-1027, et Antoine Lilti, « L’impossible histoire globale. Parcours de la civilisation », L’Expérience historiographique. Autour de Jacques Revel, Paris, EHESS, 2016, p. 181-199.
[4] Sur l’émergence de cette revendication, voire notamment Anne Cheng, « Chine des Lumières et Lumières chinoises », Rue Descartes, 84, 2015, p. 4-10.
[5] Sur cette distinction, voir Franck Salaün, « Temps fort et processus : deux approches des Lumières », dans, Qu’est-ce que les Lumières ? Nouvelles réponses à l’ancienne question, Le Siècle des Lumières, vol. 6, Moscou, Naouka, 2018, p. 9-19.
[6] C’est l’objectif du programme international Enquête sur la globalisation des Lumières lancé en 2015