N°1 / Perspectives chinoises

Présentation du dossier

Xingchi Liu

Résumé

Le contexte international auquel confrontée la Chine de nos jours n’est pas moins complexe que celui de la fin de la dynastie Qing : elle doit faire face à la fois à l’héritage de la tradition, à l’influence communiste de l’ancienne Union soviétique et aux ambitions réformistes des dirigeants de la nouvelle ère. C’est ce que souligne Liu Xiaofeng en évoquant les diverses commémorations, paradoxales à ses yeux, organisées en Chine à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Rousseau.

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« Perspectives chinoises »

 

        À la suite des manifestations du 4 mai 1919, qui ont accentué le mouvement de la nouvelle culture (1915-1925), les Chinois ont pris l’habitude de nommer les idées venues d’Occident « le vent d’Europe et la pluie d’Amérique ». Cette analogie implique qu’après la tempête les germes de la démocratie et de la science pourront s’enraciner dans cette terre d’Asie de l’Est. Le mot chinois correspondant à « Lumières » est Qimeng — « éducation initiale », qui renvoie à la formation des jeunes enfants sous la direction d’un maître. Ces différents termes, globalement positifs, ne suffisent pas à décrire ce qui s’est passé en Chine entre la fin du 19e siècle et le début du 20e siècle. En effet, les Lumières européennes n’ont pas été importées en Chine par de sympathiques érudits aux cheveux blancs, mais par des canons et des navires de guerre. En outre, l’appropriation des Lumières par la Chine s’est accompagnée d’une résistance à la colonisation, et la première motivation des Chinois en s’intéressant aux idées occidentales était de sauver la nation en péril. Pour le dire autrement, au départ, tout opposait les philosophies occidentales et les traditions chinoises.

Après avoir étudié l’histoire de la pensée chinoise moderne pendant de nombreuses années, le célèbre chercheur chinois Li Zehou a formulé la thèse suivante : en Chine, l’émancipation idéologique a cédé la place à la recherche du salut national. Il écrit ainsi :

Le peuple chinois cherche à s’émanciper intellectuellement, à transformer sa propre culture, à abandonner ses traditions au bénéfice du plus grand nombre et à transformer la situation politique comme les perspectives sociales en Chine. Ce mouvement n’a pas dérogé à l’idée traditionnelle selon laquelle les lettrés-fonctionnaires « prennent le sort du pays sous leur propre responsabilité », il ne s’est pas non plus écarté de la ligne anticoloniale du « salut de la nation » et de l’espoir de prospérité nationale, qui fut historiquement la priorité de la Chine moderne[1].

[…]

Au début, nous nous sommes concentrés sur la critique de la culture, mais ensuite nous sommes toujours passés à la lutte politique. Ainsi, les Lumières et les questions scientifiques se sont régulièrement mêlées aux thèmes de la sauvegarde de la nation et du patriotisme. C’est toujours le cas dans l’histoire chinoise moderne[2].

 

Le contexte international auquel est confrontée la Chine de nos jours n’est pas moins complexe que celui de la fin de la dynastie Qing : elle doit faire face à la fois à l’héritage de la tradition, à l’influence communiste de l’ancienne Union soviétique et aux ambitions réformistes des dirigeants de la nouvelle ère. C’est ce que souligne Liu Xiaofeng en évoquant les diverses commémorations, paradoxales à ses yeux, organisées en Chine à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Rousseau. Chercheur réputé dans ce domaine, Liu a été invité à participer aux commémorations, mais les appels à communication lui ont semblé contradictoires et ridicules. En effet, le contraste est grand entre l’état d’esprit dominant en Chine, marqué par le fétichisme de la marchandise, et l’esprit républicain rousseauiste. La recherche de la jouissance matérielle l’emporte sur le modèle de citoyenneté et de vertu développé par l’auteur du Discours sur les sciences et les arts.

Liu dénonce le consumérisme qui, selon lui, touche les intellectuels et les artistes chinois, ce qui a pour effet d’accélérer le déclin culturel et spirituel de toute la nation. Or, ironie de l’histoire, ce sont les mêmes qui commémorent l’anniversaire de la naissance de Rousseau. Selon Liu, cette situation comique est révélatrice de l’embarras politique dans lequel se trouvent les intellectuels chinois. En effet, Rousseau était autrefois considéré comme un précurseur de la révolution démocratique chinoise, et sa pensée comme la source de la légitimité du pouvoir gouvernemental.

De son côté, Zhu Xueqin, dans « La lumière et l’éclair : la révolution moderne et la régénération de la nature humaine », souligne le contraste entre la Révolution française et la Révolution américaine. Selon lui, la violence incontrôlable de la Révolution française, puis les excès de l’Empire napoléonien avaient plusieurs causes : un régime autoritaire, la surestimation par les hommes de lettres du rôle des idées généreuses, et le manque d’expérience politique des révolutionnaires. A contrario, les fondateurs des États-Unis étaient souvent des industriels et des politiciens expérimentés. Leur but n’était pas de transformer la nature humaine mais de concilier ses tendances contradictoires. Le système politique états-unien est le résultat de diverses forces qui s’équilibrent, conservant l’héritage de l’ancien système tout en affirmant l’ambition du rationalisme. La publication de la Déclaration d’indépendance et l’élection de Jefferson en 1800 ont assuré le succès du mouvement pour l’indépendance de l’Amérique du Nord, ce qui fut une avancée extraordinaire dans l’histoire politique.

À la suite de Susan Dunn, Zhu compare la révolution nord-américaine à la lumière du soleil, dont la puissance est douce et durable, et la Révolution française à la foudre qui libère une énorme énergie en un instant mais laisse aussitôt après place à la nuit. Zhu déplore que le tempérament du peuple chinois et l’idéologie du gouvernement communiste soient plus proches de la perspective des révolutionnaires français, ce qui explique au passage que la censure ait été moins sévère avec certaines œuvres philosophiques en langue française.

Le cas de la réception de la pensée politique de Rousseau en Chine est essentiel pour comprendre la situation des intellectuels chinois aujourd’hui.

L’article de Cécile Wang, « La réception du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau en Chine (1898-1911) », porte sur les deux premières versions chinoises du Contrat social. Il illustre la complexité du processus de réception en décrivant de quelle manière la pensée du philosophe français a été rendue en chinois par les premiers traducteurs, et comment elle a été comprise par les lecteurs de l’époque. Céline Wang se livre à un remarquable travail de contextualisation sur la base de recherches historiques, de typologies rigoureuses et d’analyses sémantiques.

La première traduction du Contrat social a été réalisée par un Japonais, Chōmin Nakae, qui a utilisé le système terminologique confucéen pour traduire des concepts politiques occidentaux. Intentionnellement ou non, sa traduction comporte des interprétations erronées de certains concepts clés du Citoyen de Genève. Céline Wang prend l’exemple du terme « souverain ». Selon elle,

Il est manifeste chez Rousseau que l’assemblée est composée de moins de votants que de membres de l’État. Chez Chômin, cette phrase est rendue par des expressions imagées, elle donne à entendre que l’assemblée représente le noyau du corps politique, comme le parlement d’une République, ce qui déforme l’idée de Rousseau qui condamne le système représentatif, car selon lui la souveraineté attribuée au peuple tout entier est inaliénable et indivisible.

 

Si Nakae a adopté cette stratégie de traduction, explique Céline Wang, c’est non seulement à cause des différences culturelles et des habitudes linguistiques, mais aussi du fait de ses propres opinions politiques et du contexte historique japonais. Nakae ne voulait pas remettre en question l’autorité de la famille royale japonaise et le statut spécial de la classe des samouraïs. Il a ainsi transformé la revendication de Rousseau d’une république citoyenne en un éloge d’un régime fondé sur l’élitisme confucéen.

La deuxième traduction chinoise du Contrat social a été réalisée par Yang Tingdong, un étudiant chinois qui faisait ses études au Japon. Les recherches de Céline Wang ont révélé des erreurs dans la traduction de Yang. Par exemple, il interprète le contrat social comme une théorie révolutionnaire visant à « supprimer les obstacles », avec en ligne de mire le gouvernement mandchou. Il a également mal compris le concept de souverain, lequel englobe la totalité des citoyens, qu’il a confondu avec celui de président élu. Cette stratégie de traduction est indissociable de la proposition politique de Yang : son objectif en traduisant des œuvres de Rousseau était d’« ouvrir l’esprit du peuple » et de contribuer à renverser le régime manchou. Par conséquent, sa traduction est sous-tendue par un sentiment nationaliste et révolutionnaire.

Ces deux traductions chinoises, malgré les erreurs de lecture involontaires ou les déformations délibérées signalées par les spécialistes, ont joué un rôle positif dans la modernisation politique de la Chine en permettant à des concepts tels que la liberté, la démocratie et le contrat social d’y prendre racine. Céline Wang souligne le rôle de ces traductions dans la promotion du concept de souveraineté du peuple : le peuple n’est plus le sujet du monarque, mais devient la source de l’autorité politique. Ce texte a ensuite joué le rôle de base théorique pour tenter de mettre fin au régime impérial et pour établir un régime républicain lors de la révolution de 1911.

Comme le montre l’étude suivante (Xingchi Liu), les controverses sur le Contrat social se sont poursuivies de la fin de la seconde guerre mondiale à aujourd’hui. Les principales positions se ramènent à trois : celle du gouvernement chinois, celle des intellectuels de gauche et celle des intellectuels libéraux. Les intellectuels de gauche soutiennent plutôt les idées de Rousseau, tandis que les libéraux sont très critiques à leur égard. Le différend central entre les intellectuels des deux camps porte principalement sur le concept de volonté générale. Les libéraux posent la question de savoir si une théorie politique légitimant l'autorité absolue peut favoriser le totalitarisme. Depuis les années 1980, les intellectuels chinois ont commencé à réévaluer la pensée de Rousseau. D’un côté, les « nouveaux intellectuels de gauche », notamment Liu Xiaofeng et Cui Zhiyuan, font l’éloge des idées de Rousseau telle que la théorie de l’aliénation, formulée en particulier dans le Discours sur les sciences et les arts, et la volonté générale. À l’inverse, les « nouveaux libéraux », influencés par la philosophie anglo-américaine, s’opposent aux principes de la volonté générale, du législateur, de la religion civile et de la démocratie directe. Parmi eux, Zhu Xueqin est sans doute celui qui a formulé la critique la plus sévère. Cependant, on constate que les controverses sur la pensée de Rousseau constituent souvent pour les intellectuels une façon détournée de présenter leurs propres idées politiques en contournant la censure.

 

L’introduction de la pensée de Rousseau en Chine a contribué à un changement de perspective majeur chez les intellectuels. Dans le contexte de la crise nationale, ils ont dû réexaminer la pensée traditionnelle orientale en fonction de la pensée occidentale et inventer une nouvelle voie. Comme le montre Jun Ma, Liang Qichao, qui est un penseur de premier plan de la fin de la dynastie des Qing, a joué un rôle déterminant dans la réception de la notion de « liberté » en Chine.  

La tendance à l’autodiscipline et la division en classes distinctes dans la culture traditionnelle chinoise sont les principaux obstacles qui ont entravé le développement du concept de liberté. La philosophie confucéenne, explique Jun Ma, met l’accent sur la maîtrise de soi :

[…] chacun est obligé de suivre l’enseignement ritualiste traditionnel et de jouer son rôle dans les règles générales de la société, au lieu de poursuivre une liberté naturelle et sans limites, qui risque d’ébranler l’ordre social.

De ce point de vue, si les forces traditionnelles ne sont pas anti-libérales, il n’en demeure pas moins qu’elles n’ont pas adopté une attitude favorable à la liberté.

Les savants japonais ont d’abord traduit le mot « liberté » en japonais. Il est rapidement entré en Chine et a été discuté par des savants chinois tels que Huang Zunxian, Yan Fu et Zhang Zhidong. Plus tard, en étudiant les œuvres de Rousseau, de Kant et de Stuart Mill, Liang Qichao, qui est un penseur très important dans l’histoire chinoise moderne, a encore pu préciser sa conception de la liberté.

Liang Qichao a essayé de comprendre le concept de « moi » dans la philosophie de Kant à travers des termes confucéens et bouddhistes. Il a ensuite découvert que la liberté n’est pas un instrument mais une valeur universelle contenue dans la nature humaine. Néanmoins, il a toujours maintenu une attitude vigilante envers la liberté individuelle. Comme l’explique Jun Ma : « Liang note que la liberté individuelle, identifiée à la liberté sauvage, doit se soumettre à la liberté collective en tant que liberté civilisée. » Après avoir étudié la pensée de Stuart Mill, Liang a estimé que le droit à la liberté devait avoir des limites. Considérant que les Chinois ne possédaient pas la conscience de la liberté ni la capacité d’autonomie, il admet que le rôle du gouvernement est de renforcer chez eux le sens de l’obéissance.

Concernant la relation entre la liberté personnelle et l’autorité politique, Liang Qichao estime que le gouvernement et le peuple devraient jouir de leurs droits libres respectifs dans les limites de la loi. Cependant, lors de son séjour aux États-Unis, en 1903, il a constaté que même les Chinois vivant dans les pays démocratiques n’avaient pas de « capacité politique ». Cette expérience a encore renforcé son scepticisme à l’égard de la possibilité de promouvoir la liberté en Chine. Il craignait que les réformes politiques obligent les Chinois à payer le prix fort, comme ce fut le cas pour les Français durant la Révolution française. C’est pourquoi il préconisait que l’État de droit commence par affirmer l’autorité du pouvoir, « afin de permettre de développer chez le peuple le sens réel de la liberté. »

Jun Ma montre parfaitement comment un penseur chinois a tenté de s’approprier le concept de liberté dans le contexte historique du début du 19e siècle. Face à ce concept occidental, Liang adopte une attitude prudente : d’une part, il se nourrit de la sagesse traditionnelle, qu’il compare à la pensée moderne occidentale, d’autre part, il examine attentivement la réalité de la société chinoise. Sa conclusion est que la liberté collective est plus importante que la liberté individuelle, ce qui implique un pouvoir fort, le gouvernement étant le garant de l’ordre, qui est la condition des libertés.

 

On le voit, de la fin du 19e siècle au début du 21e siècle, les Lumières ont joué un rôle essentiel dans la vie intellectuelle en Chine. Cependant, on peut penser que ce panorama n’a pas uniquement une valeur historique, il concerne aussi l’avenir. Comme l’écrivait Isaiah Berlin :

They [les philosophes du 18e siècle] were all born in what might be called the dawn of our own period. I do not know how to describe this period—it is often referred to as that of liberal democracy, or of the ascendancy of the middle class. At any rate, they were born at the beginning of a period of which we are perhaps living at the end[3].

 

Le monde actuel est très différent de celui qu’ont connu les Chinois auparavant : internet, l’Union européenne, le réseau financier mondial, la reprise de l’isolationnisme et les conflits commerciaux entre les grandes puissances, sans oublier la pandémie Covid-19, tout change très vite. Comme celui qui conduit une voiture par temps de brouillard, nous devons avancer prudemment…

 

[1] Li Zehou, Sur l’histoire de la pensée chinoise moderne, Beijing, Éditions de Dongfang, 1987, p. 12. 李泽厚《中国现代思想史论》,北京:东方出版社,1987, p. 12.

[2] Li Zehou, Sur l’histoire de la pensée chinoise moderne, Beijing, Éditions de Dongfang, 1987, p. 15. 李泽厚《中国现代思想史论》,北京:东方出版社,1987, p. 15.

[3] Isaiah Berlin, Freedom and its Betrayal: Six Enemies of Human Liberty, London: Chatto & Windus, 2002, p. 1-2.

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