À partir du milieu du XIXe siècle, la pensée de Rousseau a joué un rôle très important dans la modernisation politique de la Chine. Il est possible de distinguer trois temps dans la réception de sa philosophie politique : à la fin de la dynastie féodale, elle est considérée par les réformistes comme l'expression de l'esprit républicain démocratique européen, à l'époque de la révolution démocratique du début du XXe siècle, elle apparaît comme le drapeau de l'anti-féodalisme, et pendant la révolution prolétarienne, elle est interprétée comme une critique de la propriété privée et l'une des principales sources de la pensée marxiste[1].
La diffusion des idées de Rousseau en Chine avant la Seconde Guerre mondiale ayant fait l’objet de plusieurs études, nous nous intéresserons à la période suivante. Nous procéderons en deux temps. Tout d’abord, nous présenterons le contexte historique, puis nous examinerons les réactions des membres de trois groupes distincts face à la pensée de Rousseau : le gouvernement chinois, les intellectuels de gauche, et les intellectuels libéraux.
1. L'accueil de la pensée de Rousseau en Chine avant 1949
Les idées des Lumières européennes ont commencé à se répandre à grande échelle en Chine à partir de la guerre sino-britannique de l’opium au milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire sous la Dynastie Qing, la dernière dynastie féodale[2]. Face à une série de crises coloniales et de soulèvements, les réformateurs de cette vieille dynastie ont d’abord voulu préserver la royauté en instaurant une monarchie constitutionnelle, à l’instar du Royaume-Uni et du Japon[3]. Au cours de cette période, les intellectuels chinois ont pris connaissance de la philosophie des Lumières par l’intermédiaire des notes des diplomates et des traductions réalisées par des étudiants qui avaient fait leurs études en Europe[4]. Après les tentatives infructueuses de la réforme constitutionnelle, les révolutionnaires ont soutenu les insurrections avant d’établir la première république en 1912[5]. La fin de la dynastie Qing et la période révolutionnaire ont été les périodes les plus favorables à la diffusion de la pensée de Rousseau[6]. Considérant Rousseau comme un pionnier de la révolution occidentale, les révolutionnaires chinois ont utilisé ses idées pour promouvoir la révolution démocratique dans leur pays[7].
Ensuite, l’intérêt des intellectuels chinois pour la pensée de Rousseau s’est progressivement affaibli. Il y a deux raisons principales à cela. La première est que la révolution de 1911, inspirée par les Lumières européennes, n’a pas réussi à mettre en place un État moderne pleinement indépendant et démocratique. En effet, la nouvelle république n’a pas permis au peuple de se débarrasser complètement de la crise coloniale. De plus, les dirigeants de la république de l’époque étaient des chefs de guerre soutenus par des forces étrangères. Par conséquent, le peuple chinois, conscient de la lenteur de cette modernisation politique, attendait des changements plus profonds. La seconde raison de cet affaiblissement de l’influence de Rousseau, est l’introduction des idées révolutionnaires prolétariennes. Avant et après la Première Guerre mondiale, les intellectuels chinois ont découvert d’autres doctrines, notamment l’anarchisme et le communisme[8]. Depuis 1927, les socialistes combattaient le gouvernement du Kuomintang. On le sait, les différends entre les deux camps ont finalement dégénéré et amené une véritable guerre civile au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La situation politique est restée instable jusqu’à la création de la République populaire de Chine. En octobre 1949, les révolutionnaires menés par le Parti communiste remportèrent une victoire majeure, ouvrant une nouvelle ère célébrée lors d’une grande cérémonie à Beijing.
Il existe certes des études en français sur la réception de Rousseau en Chine, mais la plupart d’entre elles se fondent uniquement sur des documents antérieurs à l’ère Mao. Cette lacune s’explique peut-être par le climat politique de l’époque : dans les années 1960-70, beaucoup de Chinois ont gardé le silence sur les questions politiques, ce qui a aussi touché la réception des idées de Rousseau, d’où la quasi-absence de publications sur le sujet. Par la suite, les choses se sont améliorées : à la fin du siècle dernier, le gouvernement chinois a mis en place une politique de réforme et d’ouverture. Le contrôle de la parole a donc commencé à diminuer. Les sujets politiques n’étant plus aussi dangereux ou tabous, les discussions sur les Lumières ont progressivement augmenté.
2. Le point de vue officiel
En fait, le gouvernement chinois ne s’oppose pas vraiment à la pensée politique de Rousseau, telle qu’elle s’exprime dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754) et Du Contrat social (1762), il la présente même comme importante du point de vue révolutionnaire, mais il considère qu’elle est dépassée. De fait, la plupart des travaux chinois sur l’œuvre de Rousseau se concentrent sur la théorie du contrat social. Dans la plupart des cas, les commentaires des textes de Rousseau formulés par les intellectuels chinois sont positifs. Les critiques proviennent principalement des libéraux, qui s’inspirent de la philosophie anglo-américaine.
À l’époque de Mao Zedong, l’idéologie officielle, qui mettait l’accent sur la lutte des classes, contrôlait la propagande. Rousseau étant considéré comme l’un des précurseurs de la théorie révolutionnaire prolétarienne, ses œuvres, en particulier Du Contrat social, étaient autorisées. La préface de la traduction chinoise du Contrat social, écrite par He Zhaowu et publiée en 1963, est révélatrice du climat intellectuel de l’époque. Le point de vue défendu par le traducteur peut être résumé comme suit[9] : premièrement, la théorie du contrat social est une production de la « pensée bourgeoise » et du capitalisme, elle reflète principalement le conflit entre la bourgeoisie (qui l’a utilisée pour présenter ses revendications : la liberté, l’égalité et la démocratie) et la classe privilégiée féodale ; deuxièmement, Du Contrat social, en s’opposant au féodalisme et à la superstition était révolutionnaire en son temps, mais pour les lecteurs prolétariens de la nouvelle Chine, cet ouvrage appartient désormais au passé, à la littérature « classique ». En outre, l’idée de droits de l’homme naturels correspond à un idéal petit-bourgeois, c’est une fiction.
En d’autres termes, ce traducteur estime que le livre de Rousseau constitue désormais un document, un classique dépassé. Comme d’autres, il présente la philosophie politique de Rousseau comme une construction abstraite liée aux préjugés d’une classe arriérée. Par conséquent, il ne saurait être question de s’en servir pour réaliser la révolution prolétarienne de la nouvelle ère.
L’idéologie propre à l’ère Mao a longtemps déterminé la réception de l’œuvre de Rousseau. Dans un article récent, intitulé « L’interprétation chinoise moderne de Rousseau »[10], Wang Xianmin et Shu Wen estiment encore que la doctrine de Rousseau ne pouvait pas satisfaire la forte demande de modernisation politique manifestée par l’opinion chinoise[11]. Selon eux, après le Mouvement de la Nouvelle culture[12], le marxisme a été introduit en Chine et celui-ci a fourni aux Chinois « de nouvelles armes pour expliquer leur propre destin ». Dans les années 1930, après l’introduction du marxisme, l’intérêt des intellectuels chinois pour la pensée de Rousseau a donc progressivement diminué. Bref, ils soutenaient la philosophie officielle selon laquelle le contexte intellectuel ayant changé au XXe siècle, la pensée de Rousseau a logiquement été « éliminée » par l’histoire. Le peuple a donc choisi le marxisme qui était plus « avancé ».
Bien entendu, certains intellectuels ne se satisfaisaient pas de cette propagande, mais ils devaient s’adapter ou attendre que le contrôle se relâche. Dans les années 50 et 60, la science politique était soumise à une pression idéologique. Pendant la Révolution culturelle, la recherche sur la pensée politique de Rousseau s’est développée davantage. Après la mort de Mao, en 1976, le Parti a entamé des réformes[13]. À partir de 1978, le contrôle idéologique s’est relâché progressivement et les intellectuels chinois ont repris leurs échanges dans les cercles académiques. Ensuite, à partir des années 1990, les intellectuels se sont progressivement divisés en deux camps.
D’un côté, on trouve ceux qui pensent que « la politique de réforme et d’ouverture » a posé de graves problèmes à la société chinoise. Ils considèrent que l’économie de marché capitaliste a intensifié la polarisation entre riches et pauvres, et que la diffusion de la culture occidentale a détruit les fruits de la révolution prolétarienne. Ils estiment que les Chinois doivent être très attentifs aux revendications contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et à la colonisation économique et culturelle de la Chine par les pays occidentaux. Ce courant est connu sous le nom de « nouvelle gauche ».[14]
À l’opposé, les intellectuels que l’on nomme les « nouveaux libéraux », pour les distinguer des intellectuels de l’ère Mao, pensent que la polarisation entre riches et pauvres vient principalement des privilèges dont jouissent ceux qui sont au cœur du système bureaucratique. Selon eux, les problèmes sociaux sont dus à la politique non-démocratique et à l’imperfection du droit. De plus, la persistance de la culture féodale a causé l’ignorance et l’obéissance du peuple. Par conséquent, ils considèrent que la Chine devrait procéder à une série de réformes afin de démocratiser la politique et de mondialiser la culture ainsi que l’économie.[15]
3. Les « nouvelles gauches »
On le voit, les intellectuels de gauche soutiennent plutôt les idées de Rousseau, tandis que les libéraux sont très critiques à leur égard. Quelques exemples nous permettront de mieux cerner ces deux tendances.
À l’instar de Rousseau, Liu Xiaofeng, professeur à l’Université Renmin, est profondément préoccupé par l’affaiblissement de la vertu sous l’effet de la corruption matérielle. Selon lui, les Chinois ont été empoisonnés par les idées bourgeoises qui prônent la consommation et ne respectent plus la vertu. C’est une sorte de maladie causée par la propriété privée et la culture étrangère. Les idées de Rousseau, telles qu’elles sont formulées en particulier dans le Discours sur les sciences et les arts, constituent à ses yeux un bon remède pour traiter ce mal. Dans un article intitulé « Hommage à Rousseau[16] », Liu Xiaofeng estime que le gouvernement et la société chinois ont connu maintes crises et que les Chinois se dirigent vers un délabrement moral et une consommation excessive, ce qu’en son temps Rousseau avait prédit. Autrement dit, si les Chinois continuent d’ignorer la sagesse du « citoyen de Genève », ils seront progressivement contaminés par la culture américaine et adopteront les valeurs de la société de consommation. C’est un bon exemple de l’utilisation des réflexions de Rousseau pour alimenter une critique de la modernité. Liu Xiaofeng s’intéresse également beaucoup à la pensée politique de Rousseau, à laquelle il a consacré un livre, intitulé La Philosophie politique de Rousseau, co-écrit, avec Gan Yang, un autre homme de gauche.
Examinons maintenant le cas de Cui Zhiyuan, qui est professeur d’économie à l’Université Tsinghua. S’agissant de la réalisation de la vraie démocratie, il se range du côté de Rousseau. En tant qu’économiste ayant séjourné de nombreuses années à l’étranger, il s’oppose à la théorie de l’économie de marché qui domine en Chine. Selon lui, cette promotion de la libre concurrence et de l’efficacité du marché est précisément la preuve de l’hégémonie des pays occidentaux. Sur le plan de la théorie politique, il attache une grande importance au concept de « volonté générale ». Alors que depuis les années 1990, les libéraux ont formulé des critiques très sévères à l’égard des thèses de Rousseau – certains néolibéraux allant jusqu’à affirmer que la philosophie politique de Rousseau a créé une tragédie au XXe siècle –, Cui propose une interprétation rigoureuse du concept de « volonté générale » afin de mieux dénoncer les erreurs de ses détracteurs. Dans l’article intitulé « Pourquoi les libéraux consciencieux doivent s’intéresser à la théorie de la “volonté générale” de Rousseau »[17], il démontre que les idées de Rousseau ne sont pas l’origine du totalitarisme moderne et plaide en faveur de leur actualisation dans le but de résoudre les problèmes sociaux contemporains et de réaliser la véritable démocratie.
En somme, pour certains intellectuels de gauche, la pensée de Rousseau n’est pas bourgeoise et elle peut être utile à la République prolétarienne : loin d’être dépassée, elle est toujours d’actualité et peut aider à résoudre les problèmes contemporains en Chine.
4. Les libéraux
Les intellectuels libéraux défendent un point de vue complètement différent. Il faut rappeler que les Chinois qui adhèrent aux principes de la philosophie anglo-américaine et ceux qui sont partisans de la philosophie continentale européenne s’opposent depuis longtemps. Le traducteur et penseur Yan Fu, par exemple, s’est opposé systématiquement à la « philosophie française » et aux pensées révolutionnaires de la fin de la période Qing et de la période révolutionnaire. Influencé par la philosophie britannique, Yan Fu est un traducteur réputé. Il a notamment traduit les discours et essais du biologiste britannique Thomas Henry Huxley sur l’évolution et l’éthique, Sur la liberté de John Stuart Mill, et les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations d’Adam Smith. Sa réfutation repose sur deux arguments. Premièrement, les idées démocratiques de Rousseau, notamment sa conception de la liberté individuelle, ne sont pas adaptées à la réalité chinoise, car la priorité absolue de la Chine est l’indépendance nationale et la création d’un État moderne. À ce stade, les libertés individuelles et les droits démocratiques prônés par Rousseau sont secondaires. Deuxièmement, Rousseau recourt à la rhétorique et néglige la réalité historique, les faits. Il manque d’expérience politique. La mise en pratique de ses idées est donc très problématique[18].
À partir du Mouvement du 4 mai 1919, certains intellectuels, influencés par la philosophie britannique, considèrent que le fondement de la politique de stabilité est l’expérience, et que les idées révolutionnaires radicales sont contreproductives. Selon eux, un changement brutal, à l’instar de la Révolution française, éloignerait le pays de la démocratie et de la modernité. Cette thèse s’est répandue plus largement parmi les libéraux après l’ère Mao. Constatant les effets de la Révolution culturelle, les libéraux estiment que la clé de la prospérité d’un pays ne repose pas sur des chefs exceptionnels et des révolutions populistes, mais sur un système juridique solide, un marché libre et un régime politique démocratique. En ce qui concerne la philosophie de Rousseau, ils lui reprochent d’être utopique et de peu d’utilité pratique. Selon eux, elle favorise les spéculations hasardeuses, voire le totalitarisme.
Le professeur Zhu Xueqin, de l’Université de Shanghai, est sans doute celui qui a formulé les critiques les plus virulentes à l’égard de la pensée de Rousseau. Ayant étudié les « révolutions jumelles », il considère qu’il existe deux modes de modernisation politique : le modèle français et le modèle américain. Selon lui, de ces deux modèles le dernier est le meilleur. En effet, le conservatisme américain gère bien la contradiction entre tradition et modernité, assurant ainsi une stabilité politique à long terme. Par contre, le modèle français n’est qu’une « utopie morale » issue de la philosophie de Rousseau. À ses yeux, la Révolution française a été un échec : un groupe de lettrés et d’idéalistes s’est emparé du pouvoir et a procédé à une révolution radicale, fondée sur des projets irréalistes, ce qui a provoqué des désastres majeurs. La source de cette tragédie est la théorie de la « volonté générale » formulée dans Du contrat social. Cette théorie, reprise par divers penseurs politiques, a finalement eu pour effet de limiter la liberté individuelle, et le concept de « législateur » a même servi les ambitions dictatoriales de certains politiciens. Selon Zhu, la Révolution française a certes libéré la société du pouvoir religieux, mais elle a créé une nouvelle religion, qu’il nomme « l’idéologie française ». De même, la Révolution a détruit l’ancien sacerdoce, mais elle en a engendré un nouveau : celui des révolutionnaires professionnels, qui sont les prêtres de la société moderne. La Révolution française a donc été une révolution ratée, du fait du rôle joué par l’idéologie : un groupe d’intellectuels sans expérience politique s’est livré à des spéculations politiques, incitant frénétiquement le peuple à renverser l’Ancien Régime et promettant des changements irréalisables[19]. L’idéologie est donc la religion de la société moderne.
Outre la Révolution française et l’Indépendance de l’Amérique du Nord, Zhu Xueqin a également étudié les écrits de Rousseau, les idées politiques de Robespierre et les constitutions américaines et françaises. Sa thèse de doctorat et ses monographies sont considérées en Chine comme des chefs-d’œuvre. Notons que d’autres intellectuels libéraux soutiennent des thèses analogues.[20]
Plus récemment, de nombreux intellectuels chinois ont pris le parti de discuter des problèmes politiques sur Internet afin d’éviter la censure. De son côté, le gouvernement tente de trouver un équilibre entre la liberté d’expression et la stabilité politique. Les intellectuels n’étant pas les ennemis du gouvernement, on peut penser que les choses s’amélioreront.
5. Une écriture ésotérique et un argument épouvantail
Le différend entre les intellectuels des deux camps porte principalement sur le concept de volonté générale. Les libéraux posent la question de savoir si une théorie politique légitimant l'autorité absolue peut favoriser le totalitarisme. Mais on peut s’interroger, avec Céline Wang, sur la solidité de l’interprétation du Contrat social adoptée par les libéraux. Ont-ils vraiment compris le concept de volonté générale[21] ? Yuan He pense également que Zhu Xueqin avait une connaissance assez limitée de la philosophie politique du citoyen de Genève[22]. En d'autres termes, selon les recherches de ces deux spécialistes de Rousseau, les attaques des libéraux simplifient jusqu’à la caricature les thèses incriminées.
Xia Zhongyi, qui enseigne à l’Université Jiaotong de Shanghai, estime que si les libéraux n’apprécient pas la théorie politique de Rousseau c’est à cause de l’orientation jugée trop à gauche du gouvernement. Il remarque que les critiques de Zhu Xueqin et d'autres se concentrent plutôt sur les aspects pouvant conduire à un totalitarisme[23]. Selon lui, cette critique de Rousseau par les libéraux a pour origine une réflexion sur la tendance d’extrême-gauche des années 1950 et 1960. Cette critique de Rousseau peut être résumée de la façon suivante : à la fin de la Révolution culturelle, Gu Zhun écrivit le livre De l'idéalisme à l'empirisme et commença à réfléchir au rapport entre autoritarisme et rationalisme, ensuite Wang Yuanhua puis Zhu Xueqin transformèrent cette réflexion en une critique générale de la pensée de Rousseau. Comme l’observe également Xia Zhongyi, les critiques formulées par ces trois intellectuels avaient un objectif commun : critiquer indirectement le gouvernement sous couvert de travaux universitaires.
De fait, en raison de la censure, les libéraux ne sont pas toujours en mesure d'exprimer leurs opinions politiques sans risques. Certains adoptent donc des stratégies littéraires. Peut-on alors parler d’ « écriture ésotérique », ou « d’art d’écrire » au sens de Leo Strauss ? Quelques exemples aideront à mieux cerner la question. La critique la plus sévère contre Rousseau est certainement celle formulée par Zhu Xueqin. Il écrit dans sa préface[24] :
1968 est un signe du réveil spirituel de notre génération. Cette année-là, ils [les jeunes instruits] ont réfléchi et écrit sur diverses questions sociales et politiques et ont participé au débat. Ces débats les ont ensuite amenés dans des fermes et des logements collectifs. [...] Personnellement, une des nombreuses questions de 1968 qui a été au centre de mes réflexions jusqu'à ce que j'écrive ce livre est : pourquoi la Révolution française et la Révolution culturelle étaient-elles si semblables ? [...] Je ne critique pas Rousseau. Je construis un Rousseau dans mon cœur et chez mes pairs.
Il se réfère ici au « Mouvement d’envoi des zhiqing à la campagne ». De 1968 jusqu’à la fin des années 1970, près de 17 millions de jeunes Chinois ont été autoritairement envoyés à la campagne. Zhu Xueqin considère que lui-même et ses pairs étaient les « sacrifiés » de la République. À la fin de l’article, il dit franchement qu'il « ne critique pas Rousseau, mais construit un Rousseau dans son cœur ». Autrement dit, Zhu a réuni les reproches qu’il ne pouvait adresser au gouvernement et a construit une doctrine fictive, une sorte d’épouvantail sur lequel il a peint le visage de Rousseau. Sa cible n’est donc pas tant la philosophie de Rousseau que le régime dont il a lui-même souffert.
Zhu Xueqin n’est sans doute pas le seul intellectuel à recourir à une strategie d’écriture pour exprimer ses opinions politiques. C’est probablement aussi le cas de Liu Xiaofeng, même s’il adopte le point de vue opposé et prend position en faveur de Rousseau. Ainsi, dans son article intitulé « Hommage à Rousseau », il critique le consumérisme chinois contemporain et met l’accent sur le fait que les vertus du peuple, fragilisées par le consumérisme, sont la pierre angulaire de la stabilité politique. Mais critique-il seulement un phénomène économique ou sous-entend-il autre chose ? Examinons son texte de plus près. On y lit notamment[25] :
Aux yeux des dirigeants d'aujourd'hui, la valeur d'une personne pour l'État est égale à sa consommation là-bas. Si le parti au pouvoir ne se soucie pas de la consommation du peuple, l'attente est la « révolution de velours » ou « l'occupation de Wall Street ». Si tel est le cas, comment la politique des États peut-elle rester stable pendant longtemps ?
[…]Selon l'expérience des générations, Rousseau s'attend à ce que l'esprit de la classe dirigeante maintienne un certain degré de grandeur. Si la qualité de cette classe est collectivement corrompue, la règle peut-elle garder la « stabilité à long terme », Dieu seul le sait ...
Liu Xiaofeng laisse entendre que les élites dirigeantes avaient peut-être été corrompues moralement et que la sécurité du pays était donc menacée. Selon lui, la source de ce risque réside dans le fait que les Chinois ont négligé l'expérience des générations antérieures, permettant aux produits de luxe de saper les vertus. Mais il ne dit pas clairement quelles sont les vertus atteintes. À quoi pense-t-il exactement en évoquant les vertus que la consommation auraient récemment corrompues ? Quelle énigme Liu Xiaofeng a-t-il laissé deviner ? Grâce aux indices qui parsèment son texte, les lecteurs familiers de l'histoire contemporaine de la Chine reconnaissent aisément le mal qui le tourmente : l'économie de marché socialiste. C’est ce nouveau système, né dans les années 1980, qui a apporté au peuple chinois le luxe, la mondialisation et le consumérisme. On peut donc supposer que Liu Xiaofeng exprime de manière indirecte ses opinions politiques en évoquant le premier Discours de Rousseau. Il suggère, en effet, que les réformes de l'économie de marché ont détruit les vertus de l'économie collective. Cependant, Liu se garde bien de formuler explicitement ses critiques. Il n'a donc pas été sanctionné. D’un autre côté, cette attitude prudente, et l’absence de preuve concluante qu’il critique le gouvernement, obligent les commentateurs à s’en tenir à des hypothèses.
Après la fondation de la République populaire de Chine, la propagande du gouvernement chinois présente la pensée de Rousseau comme une idéologie petite-bourgeoise, qui a certes joué un rôle positif dans l’histoire mais est désormais dépassée. Depuis les années 1980, les intellectuels chinois ont commencé à réévaluer la pensée de Rousseau. D’un côté, les « nouveaux intellectuels de gauche » font l’éloge des idées de Rousseau telle que la théorie de l’aliénation, formulée en particulier dans le Discours sur les sciences et les arts, et la volonté générale. À l’inverse, les « nouveaux libéraux », influencés par la philosophie anglo-américaine, s’opposent aux principes de la volonté générale, du législateur, de la religion civile, et de la démocratie directe. Bien que ces deux courants s’opposent sur ces thèses, l’enjeu véritable du débat n’est sans doute pas l’interprétation de la pensée politique de Rousseau. On peut en effet penser qu’en raison de la pression exercée par la censure, certains intellectuels utilisent les idées de Rousseau comme un prétexte pour exprimer leur point de vue sur la vie politique. Dans cette hypothèse, leurs arguments doivent être replacés dans des stratégies d'écriture causées par un contexte politique très particulier.
[1] Jingang YU, The Chinese Face of Rousseau, Thèse, Université de Jilin, 2013.
[2] Voir Xiaoling WANG, Jean-Jacques Rousseau en Chine : de 1871 à nos jours, Musée Jean-Jacques Rousseau, 2010, ainsi que Yao WANG, Jean-Jacques Rousseau et le monde intellectuel en Chine (1882-1911), thèse, ENS Cachan, 2014.
[3] Cette réforme est connue sous le nom de « réforme des Cent Jours ». Il s’agit d’une tentative avortée de réforme de l’empire Qing qui touche les domaines de la nation, de la culture, de l’éducation et de la politique. Ce mouvement, lancé par le jeune empereur Guangxu et ses conseillers réformistes menés par Kang Youwei, s’est manifesté entre le 11 juin et le 21 septembre 1898. Il a pris fin avec le « Coup d’État de 1898 » conduit par les puissants opposants conservateurs menés par l’impératrice douairière Cixi.
[4] L’introduction du savoir occidental a eu lieu durant le Mouvement d’auto-renforcement, période de réformes institutionnelles située entre 1861 et 1895, donc à la fin de la dynastie Qing, à la suite d’une série de défaites militaires et de concessions faites aux puissances étrangères. À l’époque, la majorité de l’élite chinoise suivait encore une philosophie confucéenne très conservatrice, mais après les lourdes défaites du pays lors des deux guerres de l’opium (1839-1842, 1856-1860), certains fonctionnaires appelèrent à se renforcer face à l’Occident, estimant qu’il était nécessaire, dans ce but, d’adopter sa technologie militaire et son armement. Cela devait se faire par l’établissement d’arsenaux et de chantiers navals, et par l’embauche de conseillers étrangers pour former les artisans chinois à la fabrication de ces équipements. Bien que le mouvement d’auto-renforcement ait surtout cherché une modernisation militaire et économique, il apporta aussi en Chine des idées politiques modernes par l’intermédiaire des diplomates et des étudiants qui faisaient leurs études à l’étranger.
[5] La révolution chinoise de 1911, ou révolution Xinhai, est le mouvement politique qui aboutit au renversement de la dynastie des Qing (1644–1912). Le régime impérial, qui gouvernait la Chine depuis des millénaires, disparaît alors, laissant place à la République de Chine.
[6] Voir Yao Wang, op. cit. 2e et 3e parties.
[7] Voir Xiaoling Wang, op. cit., Yao Wang, op. cit., Bing Yue, La Diffusion de la théorie du contrat social en Chine, Université chinoise de science politique et de droit, 2011, et Jingang YU, The Chinese Face of Rousseau, Thèse, Université de Jilin, 2013.
[8] Voir l’article, publié sur un site web officiel : « Le “Mouvement du 4 mai” sublime la propagation du marxisme en Chine » .
[9] He Zhaowu, Préface du traducteur, dans Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Presses commerciales, 2003 [en chinois].
[10] Wang Xianmin, Shu Wen, L’Interprétation chinoise moderne de Rousseau, dans He YUAN, Huosheng TAN, Qi YING, Cent ans de Rousseau : Rousseau en Chine, Première version, Changchun, Jilin Publishing Group, 2009 [en chinois].
[11] Wang Xianmin et Shu Wen, op. cit.
[12] Le mouvement de la nouvelle culture regroupait des intellectuels et des étudiants chinois progressistes. Depuis 1915, des intellectuels progressistes, tels que Chen Duxiu et Hu Shi, ont promu l’esprit scientifique et la démocratie. Cette tendance à l’occidentalisation a eu un impact considérable sur le monde culturel et a abouti au mouvement étudiant patriotique qui a éclaté à Beijing le 4 mai 1919. À la fin du mouvement de la nouvelle culture, les intellectuels de gauche se sont tournés vers la propagande marxiste et la Russie de Lénine.
[13] La Réforme économique chinoise (ou « Réforme et ouverture »), est une réforme économique menée à partir de 1978 en république populaire de Chine. Elle est mise en œuvre par les réformistes au sein du Parti communiste chinois, notamment sous la direction du nouveau secrétaire général du Parti, Deng Xiaoping.
[14] Gongqin Xiao, « La nouvelle gauche et la différenciation des intellectuels contemporains chinois », Modern China Studies, n° 2002.
[15] Hui Wang, « Les racines historiques du “nouveau libéralisme” chinois : sur le statut idéologique et la modernité de la Chine continentale contemporaine »
[En ligne : http://www.lishiyushehui.cn/modules/topic/detail.php?topic_id=405. Consulté le 6 mai 2019].
[16] LIU Xiaofeng, "Hommage à Rousseau", préface à Conception du système républicain:Interprétation de « Sur l’intention de Rousseau » de Strauss, Press Huaxia, 2013 [en chinois].
[17] He YUAN[et al.], op. cit., p. 326.
[18] Yan Fu, « Commentaire sur la théorie du contrat social » (1914) [http://www.cnthinkers.com/thinkerweb/literature/22990. Consulté le 20 mai 2019].
[19] Voir Xueqin Zhu, La Destruction de l’état moral idéal : de Rousseau à Robespierre, Librairie Sanlian de Shanghai, 2003 [en chinois].
[20] Notamment l’économiste Gu Zhun, qui critique le rationalisme et la théorie de l’élection directe de Rousseau, et Wang Yuanhua, qui estime que le concept de « volonté générale » empêche la réalisation de la liberté de l’individu.
[21] Voir Céline Wang, « Le concept de volonté générale de Rousseau en Chine et son rôle historique »〈盧梭「普遍意志」概念在中國的引介及其歷史作用, dans Histoire des idées, numéro spécial « J.-J. Rousseau et le début de la République de Chine » (《思想史3》 盧梭與早期中國共和專號), n°3, Taiwan, Lianjing chuban shiye gongsi (台湾:聯 經 事 業 出 版 公 司, United Publishing Company, 2014, p. 2‑66.
[22] He YUAN, Rousseau aux yeux d'une seule personne : commentaires sur les recherches de Rousseau par Zhu Xueqin, dans He YUAN[et al.], op. cit., p. 214.
[23] Xia Zhongyi, L’écho de Rousseau dans la Chine contemporaine, 2011, p. 8‑12 [en chinois].
[24] Xueqin Zhu, op. cit., p. 11‑16.
[25] LIU Xiaofeng, op. cit.