N°2 / Décolonialité et Lumières / Decoloniality and Enlightenment

Le concept de « Lumières » en régime de pensée décolonial

Franck Salaün

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Plus encore que dans le courant postcolonial, où il tend à se confondre avec l’idéologie de l’Occident[1], son grand « récit[2] », le concept de « Lumières » constitue pour les promoteurs de la pensée décoloniale, à commencer par Anibal Quijano, Walter Mignolo et Enrique Dussel, un repère essentiel, au prix d’une série de déplacements qui ne manquent pas d’interroger. En effet, en régime de pensée décolonial, les Lumières sont associées à la mise en œuvre du colonialisme, dès la découverte de l’Amérique[3], et définies comme l’agent intellectuel du mode d’existence de la « colonialité ». Si cette approche radicale présente l’avantage de rendre compte de façon cohérente des ressorts de la domination européenne[4], elle gomme au passage d’importantes différences, aussi bien au niveau des représentations du monde, fortement modifiées par les travaux des savants européens durant les 17e et 18e siècles, qu’au niveau des droits reconnus ou déniés aux individus et aux peuples. À cet égard, l’Histoire des deux Indes constitue un cas exemplaire, dans la mesure où des stratégies divergentes y coexistent, anticipant à certains égard les débats entre colonialisme et anticolonialisme.

Les articles réunis dans ce numéro de la revue Global 18 esquissent une mise en perspective critique de ce malentendu, dont la compréhension pourrait contribuer à clarifier les deux versants du problème. En effet, d’un côté, il est nécessaire d’étudier à nouveaux frais le point aveugle qu’a pu constituer le mouvement colonisateur lui-même et son autolégitimation, de l’autre, on ne peut se satisfaire d’analyses qui ne font pas la différence entre les modes de pensée et d’organisation qui dénient aux individus le droit de penser par eux-mêmes et ceux qui posent ce droit comme fondamental, à défaut d’être encore (vraiment) universel…

 

 

[1] F. Salaün, « L’objet ‘Lumières’ : problèmes et perspectives », dans F. Salaün et J.-P. Schandeler (dir.), Enquête sur la construction des Lumières, Ferney-Voltaire, C18, 2018, p. 9-23, et A. Lilti, L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, Seuil-Gallimard, 2019, Chap. 1.

[2] C’est l’approche défendue notamment par Mamadou Diouf.

[3] Sur cette thèse, voir en particulier Enrique Dussel, 1492 : El Encubrimiento del otro, 1992 (trad. Fr. C. Rudel, Paris, Éditions ouvrières, 1992).

[4] On trouvera une bonne présentation de cette perspective dans Lissel Quiroz et Philippe Colin, Pensées coloniales, Paris, La Découverte, 2023.

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