Le présent article examine la lecture faite par Mignolo d’un texte kantien le plus souvent marginalisé par rapport au corpus philosophique, à savoir la Géographie. En suivant de près le geste interprétatif auquel procède l’auteur décolonial, il sera plus facile de préciser l’appareil conceptuel dont dépend l’herméneutique décoloniale et de voir dans quelle mesure la convocation de Kant comme représentant des Lumières relève d’un jeu pour la pensée. Une telle focalisation sur le texte de Mignolo devrait contribuer à ouvrir la réception francophone des textes associés au courant décolonial d’Amérique latine.
Les intellectuels français face au virage décolonial
Comme l’a montré Capucine Boidin[1], la réception française des propositions théoriques du groupe Modernidad/Colonialidad a été initialement marquée par des lectures essentialistes et manichéennes des textes de Walter Mignolo. S’il n’est pas possible de dresser la généalogie d’une indifférence française aux nuances du courant décolonial, il importe néanmoins de rappeler, à la suite d’Achille Mbembe[2], qu’une part importante de l’intelligentsia française a longtemps contesté l’intérêt d’un virage postcolonial dans les sciences sociales et les humanités. En s’attachant à la lecture dite décoloniale de Mignolo, on pourra donc dégager certains des arguments qui ont marqué une première réception houleuse, qu’on pourrait qualifier de franco-centrée, caractérisée par une grande méfiance à l’égard de la politisation des savoirs historiques et philosophiques.
L’interprétation que livre Mignolo ne contient, du reste, aucune condamnation du corpus kantien, ni de la tradition occidentale à laquelle il appartient, pas plus qu’elle ne prétend exercer un monopole sur le sens à donner à la Géographie kantienne : elle s’efforce de lui donner, en la lisant depuis l’histoire impériale européenne, le statut d’une étape, au sein d’un processus d’hégémonie intellectuelle et culturelle. Il n’est pas inconcevable d’appliquer aux énonciations erronées de Kant ce que Mignolo, en parlant de la prétention des cartographes des 16e et 17e siècles, déclare : « that this assumption was honest blindness, not perversity[3]. » À ces prémisses, j’ajouterai que certaines critiques adressées à Mignolo seront, ici et là, convoquées, puisqu’elles permettent de saisir les effets multiples et parfois limités du geste décolonial engagé par l’auteur.
Prendre Kant comme représentant des Lumières ne revient pas à caractériser une particularité historique dont le nom serait « Emmanuel Kant », mais bien à incarner un exemplum pour les Lumières et les zones cachées, refoulées, qui leur ont permis, suivant Mignolo et d’autres, de revendiquer une perspective universaliste sans avoir à considérer les modes de vie non-européens. Si un tel geste de lecture pourrait évoquer, pour un lectorat français, les textes classiques de Todorov sur l’altérité[4] ou encore la lecture attentive de la « Leçon d’écriture » de Lévi-Strauss effectuée par Derrida dans De la grammatologie[5], la position de Mignolo se distingue en ceci qu’elle cherche non seulement à décrire un appareil de capture œuvrant chez Kant, mais à reconstruire, précairement, les traditions qui ont été rejetées et dévaluées. Ce second objectif, de restauration, est davantage esquissé que montré dans ce texte : c’est ailleurs que Mignolo donnera des exemples d’une mise en marche de cette tactique. La lecture n’est donc pas réductible à la découverte des perspectives ethnocentrées qu’un texte donné contiendrait, ces perspectives n’expliquant, en elles-mêmes, rien qui permette de mettre en relief le rapport de force que l’analyse cherche à retracer. Comme il l’indique, il ne suffit pas de constater des biais racistes, chez Kant ou chez Hume, pour qu’une critique satisfaisante des biais coloniaux s’accomplisse : ce n’est jamais l’individu, Kant, qui est pris comme exemple, mais bien ce que Kant a pu intégrer comme schéma d’analyse du monde qui l’environnait. Un tel travail d’interprétation suppose qu’on approche le texte selon d’autres règles que celles données par une lecture classique, ce qui, dans ce contexte précis, requiert de lire Kant sans les secours de la philosophie européenne (« It means to read Kant from the silences and the exteriority that he himself has produced[6]. »), ce à quoi il convient d’ajouter qu’on le lit également depuis ces « extériorités » qui ont pénétré la Géographie et qu’elle-même reconduit. Ces éléments extérieurs, que Mignolo décrit sommairement dans le chapitre qu’il consacre à Kant, renvoient à des recherches beaucoup plus précises que les quelques phrases distribuées dans ce même texte. Alors que l’histoire de la philosophie n’intègre pas les textes philosophico-juridiques de l’Espagne impériale, Mignolo insiste sur l’impossibilité de penser la modernité philosophique sans aborder certains de ces textes, et, de manière plus générale, sans convoquer le fait colonial auquel renvoient ces différentes œuvres.
Il ne s’agit pas de culpabiliser les penseurs espagnols et de rejouer les scénarii de la légende noire, ni de reconnaître l’importance de la langue espagnole, qui aurait été négligée par la modernité en comparaison des langues allemande, française et anglaise (« As you can imagine, I am not advocating for a recognition of Spanish contributions but rather highlighting the blindness or intentional dismissal of the very historical foundation of Western modernity/coloniality[7]. »). Cette position, commune à plusieurs des membres de Modernidad/Colonialidad, se décline au gré des contextes où elle est réitérée : notamment chez Enrique Dussel, qui l’articule en vue de critiquer une vision dite libérale de l’histoire de la modernité, vision qu’incarnerait Habermas[8]. Faire la jonction entre ces différents legs culturels permettrait de travailler un impensé.
Toutefois, comme il l’explique, travailler avec d’autres traditions n’est pas un prétexte à un comparatisme qui supposerait, implicitement, une égalité entre les savoirs rapprochés. Cette démarche d’analyse est plus perceptible dans The Darker Side of the Renaissance[9], ouvrage qui retrace, dans différents documents associés de près comme de loin à la Conquista, les tensions épistémologiques que des Espagnols et des communautés autochtones d’Amérique ont pu connaître. Loin de s’adonner à un comparatisme qui classifierait les réponses données sur un même sujet en fonction des traditions culturelles respectives, Mignolo y lit les nombreuses difficultés, pour l’intelligentsia espagnole, à tenir compte des savoirs autochtones et à soumettre de multiples cultures aux schémas européens. L’intensité des spéculations intellectuelles espagnoles et la masse importante de documents textuels et visuels offrant une matière abondante à explorer permet à Mignolo de retracer un processus de domination qui justifiera une infantilisation des communautés aztèques, incas et autres, infantilisation condamnant la valeur de leurs savoirs. Là où l’historien Serge Gruzinski déplorait que Mignolo ne commente pas l’intérêt parfois positif des colons espagnols envers certaines connaissances autochtones, y décelant une attitude nord-américaine contaminée par une rectitude politique[10], il convient de recevoir plus intelligemment la nature du geste interprétatif de Mignolo. Qui plus est, des critiques plus stimulantes, car plus réceptives aux prétentions politiques de Mignolo, donnent davantage à penser qu’une inquiétude malvenue de rectitude politique dans un livre demeurant fidèle, dans la forme comme dans le fond, à l’écriture académique, même si Serge Gruzinski reconnaissait l’intérêt d’une « rupture insistante qu’ils [les chantiers théoriques ouverts par Mignolo] marquent avec une notion ethnocentrique de représentation et d’altérité qui trop souvent encombrent notre regard[11] ». L’objectif, ainsi que l’indique le titre de l’ouvrage, est bien de décrypter l’ombre que la modernité a jeté sur d’autres traditions, non par marxisme culturel, mais bien pour renouveler notre compréhension de l’avènement du monde moderne et des métaphores temporelles qui le structurent et l’alimentent.
Le côté obscur de la modernité
La marginalité de la Géographie au sein du corpus kantien peut s’expliquer par le statut du texte, lequel, comme le rappelle Stuart Elden, a longtemps été précaire et peu susceptible de recevoir une attention critique plus soutenue[12]. Là où L’Anthropologie d’un point de vue pragmatique a été davantage composée et préparée pour une impression anthume, la Géographie avait été initialement recomposée par les soins de Rink, suivant des notes de Kant et des notes d’élèves des leçons que Kant avait consacré à la matière pendant plusieurs décennies. Si Kant n’est pas connu pour ses voyages et n’a pas été associé à des recherches majeures en géographie, il a néanmoins systématisé, dans ses cours, une approche de la géographie, accordant à celle-ci une attention importante. Le texte connu sous le titre Géographie ne représente pas la somme des considérations de Kant sur le sujet, et notamment concernant la subdivision de la géographie en différents pans, lesquels ont pu ensuite se recouper et être de nouveau unifiés dans une même section du savoir géographique. Là où David Harvey a pu sévèrement critiquer la Géographie en l’associant à une idéologie cosmopolite dont Kant aurait fourni le fond conceptuel[13] d’autres penseurs ont essayé, tout en reconnaissant les pans plus polémiques du texte, d’en retourner les sens : c’est davantage dans cette direction que s’inscrit le travail décolonial.
La pensée décoloniale cherche, en ce sens, à décrire une hybris que la tradition des Lumières n’aurait pas été en mesure de saisir, parce qu’elle aurait, ce faisant, retranché l’une de ses conditions de possibilité. Quoique Mignolo nomme celle-ci, comme ailleurs, « l’hubris du degré zéro », expression qu’il reprend de Castro-Gomez[14] : si cette expression tirait son sens dans un contrepoint du locus classicus de Descartes, elle ne prétend pas moins s’appliquer à ce qui a découlé de cet énoncé. L’universel intéresse moins Mignolo que le global, ce dernier supposant un travail critique des frontières et des différences structurées par la colonialité. Cette distinction est primordiale, et nécessite la Géographie pour en saisir la pleine mesure : la perspective de Kant, selon Mignolo, est celle d’une prétention universaliste s’incarnant, paradoxalement, dans une absence d’incarnation. Qu’est-ce à dire ? Suivant les commentaires sur l’objectivité détectée chez Kant, celui-ci articulerait une position savante sans réaliser l’importance du lieu depuis lequel il parle : doté d’un corps, historiquement situé à Königsberg, l’individualité de Kant ne peut échapper, évidemment, aux circonstances de son époque. Une telle évidence est le lieu commun que la pensée décoloniale s’invite à retraverser, non pour caricaturer l’individu du philosophe, mais pour révéler ce en quoi la génialité du philosophe ne peut être séparée des structures historico-épistémiques qui ont nécessairement autorisé Kant à énoncer des contenus estimés plus problématiques. « The splendors and miseries in Abraham Ortelius and Immanuel Kant lie both in what they have achieved and in what they have ignored and dismissed[15]. » Le continuum auquel Kant appartient correspond évidemment moins à des rattachements plus classiques avec Hume et certains de ses contemporains, rattachements admis par les textes les plus canonisés de la philosophie critique kantienne : selon Mignolo, ce continuum ne concerne pas que l’œuvre de Kant, d’autres auteurs masculins du 18e pouvant être similairement rapprochés d’œuvres auxquelles les traditions d’analyses ont été moins sensibles[16].
(L’Europe entre parenthèse)
L’exemple le plus frappant de cette position accordant aux Européens un privilège épistémique est à lire dans l’un des énoncés les plus simples de la Géographie : « La raison pour laquelle on ne connaît pas mieux l’intérieur de l’Afrique que les pays de la Lune tient davantage à nous, Européens, qu’aux Africains […][17]. » Le premier sous-entendu de cette déclaration est évident, sans qu’une analyse doive en dégager les conséquences entières : il apparaît, aux yeux de Kant, qu’une connaissance européenne des terres intérieures d’Afrique n’existe pas, puisqu’il n’y aurait pas eu (encore) de ces missions scientifico-politiques d’explorations permettant de dresser une carte de ces mêmes territoires. C’est davantage le second sous-entendu qui a une implication hiérarchique dont il faut, avec Mignolo, interroger la structure. Le reste de la phrase de Kant relate une certaine « gêne » des Européens à l’égard des côtes africaines, en raison de l’exploitation esclavagiste s’y faisant encore, à l’époque où Kant prononçait et répétait ses leçons, gêne qui expliquerait pourquoi les connaissances – européennes – des terres intérieures seraient inexistantes. Néanmoins, selon ce qu’en suggère Mignolo, cette déclaration devrait nous étonner par le rapport de force qui la constitue, puisqu’elle laisse entrevoir que les populations d’Afrique sont moins à blâmer que quelques Européens pour la supposée ignorance que, non sans qu’on puisse en souligner l’ironie, Kant constate. C’est ici que se dresse l’une des ombres dont la pensée décoloniale recherche constamment à faire la description critique, ombre qui se trame dans une simple formulation : pourquoi les populations africaines ne peuvent-elles pas être blâmées pour cette ignorance?
Loin d’être le témoignage d’une honte européenne à l’égard de l’esclavagisme se pratiquant sur les côtes – Kant parlant, quelques mots plus loin, de la brutalité de la traite d’esclaves d’origines africaines –, la phrase emblématise une mise à l’écart des savoirs et des herméneutiques des populations locales. Si la phrase ne porte pas un jugement racial aussi brutal que d’autres textes kantiens, elle ne découle pas moins d’une dévalorisation implicite des perspectives africaines locales, perspectives qui, si elles peuvent évidemment être indifférentes à une dévalorisation formulée au 18e siècle par un professeur exerçant à Königsberg, seront néanmoins tôt ou tard affectées par les implications concrètes de ce processus. Cette évaluation renvoie, une fois encore, à cette hybris du point zéro, cette technique épistémologique par laquelle des savoirs non-européens et/ou ne correspondant pas à l’idée d’une pratique rationnelle de la philosophie sont rapidement rejetés vers un point zéro : quant aux individus associés à ces pratiques, ceux-ci deviendraient des « Barbares dans l’espace, des primitifs dans le temps[18] ». En prolongeant les discussions sur la racialisation hantant les textes des philosophes masculins, Mignolo cherche à renforcer le lien, également travaillé par plusieurs autres contemporains, entre hiérarchie épistémique et hiérarchie ontologique. Affecter le cloisonnement qui séparerait des enjeux épistémologiques d’une ontologie plus « sociale », pour travailler à déconstruire le rapport de force entre ces différents domaines car ceux-ci s’imbriquent l’un dans l’autre, tel est l’un des points les plus réitérés au sein du texte. C’est pourquoi on parlerait, pour se jouer du vocabulaire décolonial, d’une Europe entre parenthèse, c’est-à-dire d’une manière de provincialiser les énoncés universalistes issus de la philosophie canonique d’Occident.
« Inventer est tout autre chose que découvrir. Car ce qu’on découvre est considéré comme déjà existant sans être révélé, par exemple l’Amérique avant Colomb […][19]. » Quoique cette citation provienne de l’Anthropologie, son contenu est inséparable de la citation donnée sur l’Afrique, et donne une indication plutôt claire du privilège conféré au savoir européen : bien que le continent désigné comme Amérique existait bel et bien sans les Européens, il fallait bien que l’Amérique soit révélée pour qu’elle puisse être intégrée au continuum de l’histoire !
Cette attention critique, dans ce cas, se concentre sur les éléments impérialistes présents chez les Modernes, en partant du principe que la colonialité est l’autre visage de la modernité : « Coloniality of knowledge doesn’t mean that knowledge was colonized, but that the hegemonic ways of knowing and disciplinary world-making, since the European Renaissance, were instruments of colonization and, as a consequence, of colonization of non-European knowledge[20]. » À mon sens, cette déclaration a la valeur d’un leitmotiv, en ce qu’elle nomme un mouvement de la pensée et représente le paradigme de la critique que déploient et réitèrent les penseurs masculins associés au courant décolonial d’Amérique latine : ceux-ci s’emparent de textes européens ou eurocentrés et y font émerger des zones de tensions liées au refoulé colonial qui s’y dissimule plus ou moins efficacement. La Géographie de Kant a une double valeur, non seulement car elle servirait de contrepoint aux œuvres classiques du philosophe, mais surtout, car elle tient son nom d’une des sciences dont les progrès sont les plus étroitement associés à l’expansion impériale européenne. En effet, les savoirs géographiques, que Kant résume plus qu’il ne les modifie, ne peuvent être entièrement séparés de la vision du monde qui les a constitués. La Géographie et l’Anthropologie « would not have been possible without the work done by Spanish men of letters in the sixteenth century[21] ». Selon Mignolo, il est évident que l’influence intellectuelle des Espagnols, jusque dans le domaine cartographique — on sait qu’ils ont contribué à l’âge d’or de la cartographie néerlandaise dont provient le Theatrum Orbis Terrarum d’Ortelliu — concerne aussi la philosophie, en dépit du récit qu’elle-même se donne pour s’immuniser de toute liaison avec des savoirs, pour parler dans un jargon classique, « régionaux ». Ceci permet de nuancer la métaphore de « l’obscurité » qui traverse l’analyse de Mignolo, laquelle ne concerne pas seulement l’occultation réelle et symbolique des traditions non occidentales, mais plus largement le processus par lequel la philosophie européenne s’est aveuglée, aussi bien à propos de ses propres limites que de certaines de ses sources. Cette marginalisation affecte tantôt des savoirs non européens, tantôt les documents européens extrayant de ces autres lieux une perspective légitimant, à des degrés variables, l’indifférence à l’égard du potentiel épistémique/herméneutique de différentes communautés. Comme l’indique Mendoza, « le groupe Modernité/Colonialité suggère des relations causales plus compliquées entre le colonialisme, l’ère des Lumières et l’ère des Révolutions[22] ». La complexification de ces rapports signifie qu’au gré des textes, la méthode de lecture et l’interprétation développées doivent répondre à des fins différentes mais qui convergent dans un programme décolonial. Il semblerait démesuré de rassembler le sort de différentes traditions sous une même grille d’analyse : c’est pourquoi j’insiste que l’analyse menée par Mignolo cherche à intercepter la logique dominatrice résidant chez Kant, la décolonisation concernant, aussi, la manière d’intervenir au sein de lectures, en allant à l’encontre des horizons d’interprétation. Autrement, la métaphore centrale de l’ombre ne pourrait être déployée sans causer elle-même sa part d’ambivalence, qui l’assimilerait malgré elle aux termes qu’elle cible dans ses critiques. Le « côté obscur » de la modernité pourrait, à son tour, dans sa manière de décrire la mise en place de l’hégémonie occidentale, recouvrir de son ombre les gestes de résistance qui ont amplement précédé le travail analytique du groupe Modernidad/Colonialidad, gestes qui, s’ils ne sont pas dotés de la reconnaissance institutionnelle qu’a pu recevoir Mignolo, n’ont pas moins d’importance pour contester l’hégémonie tant décriée par les nombreuses personnalités intellectuelles qui explorent ces enjeux.
Je mentionnais plus haut l’objectif, annoncé mais non accompli, de replacer au premier plan le point de vue des communautés opprimées ou effacées par la modernité, ce qui, dans le cas de Mignolo, signifierait emprunter des concepts provenant des Premières nations d’Amérique : c’est là, à mon sens, la critique « interne » – puisque venant d’Amérique latine – la plus forte qui puisse être faite à l’égard de la posture intellectuelle de Mignolo comme de certains de ses collègues. Je préciserai plus loin ce dont relèvent ces critiques, en rappelant également ce que d’autres intellectuels[23] ont pu reconnaître comme limites à l’appareil conceptuel décolonial d’Amérique latine, du moins tel que celui-ci est articulé par Mignolo. Ces critiques ont contesté, majoritairement, la radicalité épistémologique réclamée par plusieurs textes mignoliens, radicalité qui aurait parfois tendance à négliger le rôle, entre autres, des mouvements sociaux demeurés plus ou moins en marge des récits de résistance.
Ainsi, là où le texte d’Eze[24] avait pour ambition de présenter l’œuvre de Kant comme la première à incorporer à son système la race et son lot de polémiques, le texte de Mignolo, par sa manière de jouer avec le texte kantien, s’est beaucoup moins prêté à des controverses. Eze cherchait essentiellement à rappeler les implications éthiques et historiques sur lesquelles reposait la philosophie transcendantale de Kant et, comme Eze l’écrit lui-même, il n’est pas le premier à constater les problèmes posés par l’anthropologie de Kant concernant les humains qui ne répondraient pas aux conditions d’humanité posées par le philosophe[25]. Le ton qui est donné dès les premières phrases de cet essai suppose déjà que l’auteur devait s’engager dans une voie critique et polémique : « This scholarly forgetfulness of Kant's racial theories, or his raciology, I suggest, is attributable to the overwhelming desire to see Kant only as a “pure” philosopher, preoccupied only with "pure" culture and color-blind philosophical themes in the sanctum sanctorum of the traditions of Western philosophy[26]. » L’oubli dont il est question est complémentaire de celui auquel Mignolo s’intéresse : là où Eze nomme explicitement une compréhension académique et canonique refoulant cette part plus sombre de la philosophie kantienne, Mignolo s’adonne davantage à ce que Kant aurait « oublié », comme le sol d’où pouvait émerger sa philosophie, soit l’histoire impériale de l’Europe, et au sein même de cette histoire, la contribution négligée des écrivains espagnols. Ces postures ne pouvaient pas ne pas susciter des polémiques, car elles en ont en commun de remettre en question certains lieux communs, non pour détruire le texte kantien ou l’héritage textuel de l’Aufklärung, mais bien pour le relier aux enjeux propres à l’époque qui interprète à nouveau ces héritages.
Il serait donc difficile de ne pas rapprocher cette position de l’actualisation des Lumières dont Foucault, en commentant le célèbre opuscule de Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, prônait la nécessité. « Laissons à leur piété, écrivait Foucault, ceux qui veulent qu'on garde vivant et intact l'héritage de l'Aufklärung. Cette piété est bien sûr la plus touchante des trahisons[27]. » Outre qu’il rejette de la sorte le conservatisme interprétatif, Foucault envisage la possibilité d’appliquer aux Lumières – et à Kant, donc – une part de leur propre mode d’interrogation. En distinguant deux axes d’héritage philosophique se croisant au sein de ce texte, Foucault nomme « ontologie de nous-mêmes, ontologie de l’actualité[28] » la part réclamée de ce legs kantien. Mignolo, que je ne cherche pas à enfermer dans une grille de lecture foucaldienne, prend part, en dépit des nombreuses qu’il formule, à cette ontologie de l’actualité dans laquelle l’usage des Lumières est stratégique. Même si Mignolo ne définit pas la sensibilité décoloniale comme une éthique et comme un mode à vie, il est envisageable d’interpréter cette sensibilité dans ses prolongements pragmatiques, la formulation foucaldienne citée renvoyant à une méthode de recherche se fondant depuis l’actualité et « pour » l’actualité, de telle sorte qu’on puisse conférer davantage d’intelligibilité au temps présent.
Mignolo réécrit les trois mémorables questions de la première Critique – reprises dans la Logique où une quatrième apparaît, qu’est-ce que l’être humain ? – sur un plan différent, celui d’un « plateau épistémique décolonial[29] ». Selon lui, la quatrième question détermine en fait les trois autres, car elle est celle dont la réponse subsumera les autres. En transformant ces questions, sans les parodier ni les pasticher, Mignolo précise un enjeu disciplinaire : il souligne que la méthode décoloniale, donnée en exemple dans ce petit texte, requiert une sensibilité transdisciplinaire plus qu’interdisciplinaire. Cependant, la reformulation de ces questions ne règle pas l’enjeu épistémique et ne peut fournir à elle seule un programme décolonial. En effet, même si elles sont formulées « au-dedans » d’une forme de philosophie, la possibilité de leur trouver une réponse excède les efforts d’une discipline. Le cloisonnement disciplinaire empêcherait une remise en question critique de la colonialité. C’est la raison pour laquelle la pensée décoloniale s’efforce de produire sa lecture à partir d’une forme d’extériorité. Sans mauvais jeu de mot, c’est à une énième frontière que s’attaque ici l’auteur.
Travailler avec le texte kantien doit donc montrer l’intérêt d’une telle approche, tout en démontrant l’envergure du défi intellectuel que représente cette entreprise, puisque l’argument décolonial pourrait être tour à tour l’objet de critiques précises de la part des différentes disciplines que celui-ci traverse et combine, sans véritablement les déconstruire.
Du geste de lecture et d’écriture : les limites lisibles de Mignolo
En mentionnant plus haut la lecture contrapuntique chère à Edward Saïd[30], je constatais qu’il n’y a pas, chez Mignolo, une conceptualisation de la lecture qui porte un autre qualificatif que celui, vague à force d’être répété, et ce, en dépit des précisions données dans ses textes, de décoloniale. Il est pourtant évident que le courant d’Amérique latine n’est pas insensible à la littérature[31] et que ses efforts pour penser une herméneutique pluricentrée supposent, dans leur pratique du moins, une approche précise des textes. Pourrait-on parler, pour reprendre ce champ de l’obscurité, d’une lecture en négatif du texte kantien ? Si cette image apparaît simple et opératoire, c’est qu’elle suggère qu’une telle lecture altèrerait les valeurs prétendument éclairantes au sein du texte, permettant d’en lire les marges et d’invisibiliser le texte, lequel sans cela imposerait l’interprétation à en faire. Le procédé de lecture peut, de la sorte, esquisser les autres présences qui hantent l’énoncé kantien, ces « Autres » qui ont pu interagir à l’époque des Lumières sans exercer une influence décisive sur leur projet. C’est pourquoi, d’ailleurs, Mignolo consacre un paragraphe à la perspective de Cugoano, un esclave africain affranchi auteur et d’un livre explicitement anti-esclavagiste[32]. La perspective de Cugoano ne doit pas simplement servir à rendre plus embarrassants encore les propos racistes énoncés par Kant et Hume, elle doit être analysée afin qu’une discussion sur la race puisse se construire ailleurs que dans les textes canoniques de la philosophie européenne. Ainsi, la pensée décoloniale cherche-t-elle, en insistant constamment sur ces autres perspectives, à analyser la circulation des idées, tout en souhaitant modifier les itinéraires de lecture : « Thus, if Kant’s Geography aims at the universal, decolonial thinkers aim at the global; that is, they seek to move through the borders drawn by the always-mutating imperial and colonial differences[33]. »
Ces différences caractérisées comme coloniales rappellent conséquemment que l’usage du mot « race » ne sert pas à ranimer une idéologie raciste mais à désigner la structure historique ayant conditionné un certain rapport à la différence culturelle, que le texte nomme plutôt différence coloniale. De même, en choisissant comme cible le global plutôt que l’universel, Mignolo rappelle que la philosophie décoloniale ne cherche pas non plus à refonder une catégorie humaine dont l’héritage aurait été détourné par des accidents historiques, catégorie qui requiert implicitement qu’elle se prétende universelle pour ne pas immédiatement basculer dans une contradiction. La globalité qu’il a en tête est compatible avec la reconnaissance de l’histoire dont elle dérive, elle renvoie à une spatialisation mouvante dont le devenir a est largement redevable à la colonialité. Cette précision apportée à partir du texte kantien permet de déjouer la critique selon laquelle la Géographie serait un texte mineur s’intéressant seulement au global et non à l’universel : comme Mignolo et certains de ses prédécesseurs déjà cités l’ont bien indiqué, le texte a bel et bien une prétention universaliste et est solidaire des autres pans plus connus de la philosophie critique de Kant.
Cependant, ce travail de la marge, évoqué plus haut, a lui aussi été la cible de critiques, renvoyant à son tour Mignolo au lieu d’énonciation prestigieux depuis lequel sa propre parole acquiert une part de son autorité. De son côté, Silvia Rivera Cusicanqui, sociologue autochtone bolivienne, estime que la réflexion épistémologique de Mignolo aurait été impensable sans les mouvements tantôt populaires tantôt marginaux qui ont pu décoloniser des héritages de force sans pour autant obtenir d’une reconnaissance institutionnelle et internationale, comme celle dont a bénéficié le groupe Modernidad/Colonialidad[34]. Ainsi, il serait envisageable de reprendre en partie les stratégies d’analyse de Mignolo pour rechercher la marge de son propre texte, et prolonger l’héritage critique de la pensée décoloniale, lequel, pour paraphraser Foucault, ne peut rester intact sans perdre de sa richesse propre. Comme l’expliquait Seloua Luste Boulbina, à l’occasion d’un compte rendu de l’un des ouvrages de Mignolo, même si ce dernier nomme souvent les « autres » perspectives qui ont été privées d’une pleine reconnaissance, l’écriture de Mignolo ne performe pas, comme celle de Fanon, un Je qui viendrait instituer une subjectivité radicale, dont l’apparition viendrait partiellement rompre avec les conceptions convenues de l’écriture : « ce n’est pas le type d’écriture de Mignolo, lequel ne dit rien de ce qui le fait se placer du côté des “autres” […][35] ».
Si, en relisant Kant de manière décoloniale, Mignolo recherchait les traces d’une occultation des « autres », dont les Lumières auraient négligé les apports, la philosophie décoloniale, dans sa version institutionnalisée, semble devoir également repenser son rapport aux altérités qu’elle oppose aux épistémologies européennes.
[1] Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », Cahiers des Amériques latines, 62 | 2009, p. 129-140.
[2] Achille Mbembe, « Faut-il provincialiser la France ? », Politique africaine, vol. 119, n° 3, 2010, p. 159-188.
[3] Walter Mignolo, « The Darker Side of the Enlightenment: a Decolonial Reading of Kant’s Geography », dans The Darker Side of Modernity: Global Futures, Decolonial Options, Durham Duke University Press, 2011, (p. 181-209), p. 186.
[4] Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique : la question de l’autre, Paris, Le Seuil, 1978.
[5] Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1968.
[6] W. Mignolo, « The Darker Side… », art. cit., p. 206.
[7] W. Mignolo, « The Darker Side… », art. cit., p. 200.
[8] Enrique Dussel, 1492 - El encubrimiento del Otro, La Paz, Plural editores, 1994.
[9] Walter Mignolo, The Darker of the Renaissance: Literacy, Territoriality, and Colonization, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1995.
[10] Serge Gruzinski, compte rendu de Walter Mignolo, The Darker of the Renaissance…, L’Homme, 1997, p. 183-185, ici p. 184.
[11] Idem.
[12] Elden Stuart, Elden et Eduardo Mendieta, Reading Kant’s Geography, Albany, State University of New York Press, 2011.
[13] David Harvey, « Cosmopolitanism and the banality of geographical evil », in Cosmopolitanism and the Geographies of Freedom, New York, Columbia University Press, 2009, p. 98-122.
[14] Santiago Castro-Gómez, La hybris del punto cero. Ciencia, raza e ilustración en la Nueva Granada, 1750-1816, Bogotá, Universidad Javeriana, 2005.
[15] W. Mignolo, « The Darker Side… », art. cit., p. 187.
[16] Ibid., p. 204-205.
[17] Emmanuel Kant, Géographie, trad. de l’allemand par Michèle Cohen-Halimi, Max Marcuzzi et Valérie Seroussi, Paris, Aubier, « Bibliothèque Philosophique », 1999, p. 139.
[18] W. Mignolo, « The Darker Side… », art. cit., p. 200, je traduis.
[19] Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique & Introduction à l’Anthropologie, trad. de l’allemand et présenté par Michel Foucault, Paris, Vrin, 2008, p. 171.
[20] W. Mignolo, « The Darker Side… », art. cit., p. 189.
[21] Ibid., p. 199-200.
[22] Breny Mendoza, « Coloniality of Gender and Power: from Postcoloniality to Decoloniality », dans Lisa Disch et Mary Hawkesworth, The Oxford Handbook of Feminist Theory, Oxford (New York), Oxford University Press, 2016, p. 112, je traduis.
[23] Telle Selboua Luste Boulbina, Seloua, Luste Boulbina, Compte rendu de Walter D. Mignolo, Habiter la frontière, la désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, (Peter Lang, Bruxelles, 2015), Présence Africaine, vol. 197, n°1, 2018.
[24] Emmanuel Chukwudi Eze, « The Color of Reason: the Idea of Race in Kant’s Anthropology », dans Postcolonial African Philosophy: a critical reader, Cambridge (Mass.), Blackwell, 1997.
[25] E. Chukwudi Eze, op. cit., p. 131.
[26] E. Chukwudi Eze, op. cit., p. 103.
[27] Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières », in Dits et écrits, II : 1976-1988, Paris, Gallimard, « Quarto », 2017, p. 1505-1506.
[28] Idem.
[29] W. Mignolo, « The Darker Side… », art. cit., p. 189.
[30] Edward Saïd, Culture and Imperialism, New York, Vintage Books, 1994 [1993], p. 66.
[31] Voir l’ouvrage classique de W. Mignolo, The Darker Side of the Renaissance: Literacy, Territoriality, & Colonization, Michigan, University of Michigan Press, 1995.
[32] Voir Franck Bourgeois, « Ottobah Cugoano, Premier Auteur Antiesclavagiste Noir », Études Théologiques et Religieuses, vol. 85, n° 1, 2010, p. 1–1, doi:10.3917/etr.0851.0001.
[33] W. Mignolo, « The Darker Side… », art. cit., p. 207.
[34] Silvia Rivera Cusicanqui, « Ch’ixinakax utxiwa: A Reflection on the Practices and Discourses of Decolonization », The South Atlantic Quarterly, 111:1, Hiver 2012. DOI 10.1215/00382876-1472612
[35] Seloua, Luste Boulbina, Compte rendu de Walter D. Mignolo, Habiter la frontière, la désobéissance épistémique…, art. cité, p. 398.