L’application web DEZEDE est une ressource numérique open source. Elle offre aux contributeurs et lecteurs un accès gratuit et dématérialisé aux données publiées. Elle est responsive c’est à dire adaptable à différents supports. Elle est également un portail de valorisation qui seconde les chercheurs dans leurs travaux, facilite l’édition des résultats et les associe dans une perspective contributive plus large.
Elle regroupe officiellement et en permanence une vingtaine de contributeurs très réguliers coordonnés par un conseil scientifique et elle implique – ou a impliqué – par le biais de la pédagogie au sein de quatre universités ou bien par des contrats avec des institutions de spectacle, environ 795 contributeurs en tout. Elle contient 81 124 événements, 35 193 individus (auteurs, compositeurs, interprètes, comédiens, danseurs, etc.), 67 183 titres (théâtre, opéra, œuvres musicales, littéraires, films, ballets, extraits, arrangements). Les contributeurs de la base publient régulièrement dans un carnet Hypothèses, sur une page Facebook, sur Twitter et sur Instagram. Pour finir cette présentation rapide, il faut préciser que le nom de la base répond à deux intentions de natures très différentes puisqu’il s’agit du nom d’un musicien qui a failli composer la partition du Barbier de Séville lorsque la pièce de Beaumarchais était, en première intention, un opéra-comique. Alexandre – ou bien Nicolas – Dezède ignorait son nom de naissance et signait ses partitions « De Z » – comme on dépose « une plainte contre X ». Par cette allusion à l’anonymat, il s’agissait pour nous d’exprimer le refus d’une propriété quelconque ou d’une destination trop particulière ; et notre informaticien, jeune hacker de talent, s’est exclamé aussitôt : « D. E. Z. E. D. E., c’est une excellente combinaison pour un accès rapide par un moteur de recherche ». De facto, le mot faisait apparaître la page d’accueil du site comme première réponse dans Google dès sa publication en ligne (2012).
Avant d’en présenter la structure et le mode de fonctionnement contributif, puis de soulever quelques questions concernant l’interopérabilité in fine, nous croyons nécessaire de rappeler succinctement des éléments de son histoire qui en éclairent la doctrine historique.
1. La méthode historique
À l’origine, était un programme collectif de recherche sur les concerts en Europe aux 18e et 19e siècles qui, à un stade avancé d’élaboration de sa méthode de traitement des données, s’est appelé le RPCF (Répertoire des Programmes de Concert en France) – en France seulement, pour des raisons qu’il n’est pas intéressant de développer ici. Il faisait suite à l’implication de Patrick Taïeb dans le programme de l’European Science Foundation, Musical life in Europe 1600-1900, au sein du groupe de travail The Concert and Its Public in Europe, 1700-1900 (voir : http://archives.esf.org/coordinating-research/research-networking-programmes/humanities-hum/completed-rnp-programmes-in-humanities/musical-life-in-europe-1600-1900/more-about-the-programme/specific-objectives.html). L’ambition du RPCF était de coordonner les chercheurs qui collectent de l’information sur ces événements dans le cadre de leurs recherches et qui reconstituent des programmes de concert. Le disparate qui régnait alors dans les publications et dans les bases de données individuelles, en France comme à l’étranger, rendait impossible le croisement des données. Dans certains cas, le mode de présentation n’inspirait aucune confiance, quelle que soit la qualité réelle de la recherche, parce qu’il ne garantissait pas le référencement de l’information. Cette dernière remarque est essentielle car le programme d’un concert, comme celui d’une soirée théâtrale, fournit une très grande variété d’informations de tous ordres et qui concernent des buts de recherche très variés : la réception des œuvres, leur interprétation, la circulation des artistes, les réseaux de convivialité et d’échange, les usages d’un lieu, les relations entre l’exécution et l’édition, entre les moyens d’exécution et la forme écrite dans laquelle une œuvre passe à la postérité, etc.
Comme les historiens du théâtre, du spectacle vivant, les musicologues ont une conscience aiguë du caractère unique d’une soirée musicale : avant l’ère de l’enregistrement sonore – qui arrive très tard dans l’histoire de l’humanité, autour de 1900, – la musique n’existe qu’à condition d’être jouée et toutes celles que nous entendons ont, au maximum, cent dix ou cent quinze ans. Naturellement, cette considération concerne tout le spectacle vivant en général, mais il faut admettre qu’elle a eu un poids très particulier dans le cadre du concert de musique savante, tandis que les gens de Lettres – me semble-t-il – ont accordé très longtemps la plus grande valeur esthétique au texte, plutôt qu’à la représentation dans toute sa dimension spectaculaire. Bref, établir correctement un programme, c’est-à-dire en prenant soin d’être précis mais sans non plus construire par inadvertance une information à la fiabilité douteuse, cela méritait une réflexion et des réponses qui ont été formulées en 2003, au sein d’un séminaire de l’Institut Universitaire de France et sous la forme d’une Méthode du RPCF (document de travail inédit et fruit du travail de l’équipe animée par Patrick Taïeb, membre de l’IUF, et Hervé Lacombe).
La première de ces réponses, et la plus importante, a été de déclarer qu’un concert c’est avant tout, et à la condition sine qua non, une date et un lieu, c’est à dire un événement. Et pour cette raison, la méthode du RPCF, qui a été exposée au Congrès de l’AIBM à Amsterdam en 2009, a été baptisée Chronologie événementielle (voir : https://www.aibm-france.fr/documentation-professionnelle/conferences-internationales/amsterdam-2009/amsterdam-2009-1/).
L’expression insiste sur la primauté absolue de ce critère, sans préciser outre mesure la nature de l’événement.
Le deuxième point de doctrine réside dans l’impossibilité de créer un événement sans source. En cela, Dezède a été conçu avec un esprit historien radical : un événement qui n’est pas lié à une source ne peut pas apparaître à l’écran. Cette précaution prend de plus en plus de sens à mesure que l’information se multiplie de façon exceptionnelle sur la toile, du fait qu’elle est devenue une ressource plus consultée que le livre et que les usages des producteurs douteux d’information agissent fatalement avec plus de rapidité.
Le troisième point réside dans l’organisation des sources autour de l’événement. Beaucoup de sources différentes permettent de renseigner un seul événement : la presse, les correspondances, les archives des organisateurs, les témoignages dans les mémoires, etc. Le principe d’organisation de ces différentes sources qui peuvent comporter des contradictions entre elles, se répartit pour nous en deux catégories principales : les sources qui précèdent l’événement, comme les annonces de journaux qui font la publicité autour des titres d’œuvres et noms d’artistes ; les autres sources qui suivent l’événement ou qui corrigent l’annonce et permettent de constater que le programme a changé.
Définie ainsi, la doctrine a montré son efficacité dans l’établissement de chronologies de spectacles, et bien au-delà du concert, par exemple pour l’opéra et le théâtre qui sont particulièrement représentés en son sein.
2. Tâches traditionnelles et propriété des données
Le triangle Dezède
La fiche Dezède s’organise comme un triangle reliant l’événement / à des personnes / et à des titres d’œuvre. En fait, elle articule trois tâches traditionnelles de l’historien et tout particulièrement de l’historien de la musique : la chronique, c’est à dire un récit dans lequel les faits s’enchaînent chronologiquement ; la prosopographie ou biographie en masse, qui consiste à rassembler un même type d’information pour chaque individu d’une population nombreuse (les interprètes, les comédiens, les directeurs, etc.), rangé dans l’ordre alphabétique ; et le catalogue (bibliothèque), c’est à dire une liste d’œuvres identifiées par un titre – qui ne renvoie pas véritablement à un objet matériel comme un volume de bibliothèque.
Dans la présentation à l’écran, nous nous sommes efforcé de conserver les conventions graphiques en usage dans nos habitudes de référencement et de traiter chaque ontologie selon ce principe de fidélité aux usages graphiques : petites capitales pour les noms, l’italique pour les titres, les tailles de police pour distinguer les zones de la fiche.
Cette dernière est composée de trois zones à partir desquelles il a été aisé d’organiser différents usages. Une fiche événementielle se présente en trois parties :
- une zone de définition : la date (en rouge), le lieu et des informations générales ;
- une zone uniforme : les œuvres et les interprètes apparaissent là sous une forme normalisée qui sert à l’indexation, sous le mot « Programme ». En principe, tout ce qui se trouve dans cette zone est une reconstitution de l’événement par un examen critique des sources. C’est la production exclusive du chercheur.
- une zone source : les sources organisées chronologiquement. Ici, il n’y en a qu’une, le manuscrit Lecouvreur retraçant l’activité du Grand Théâtre de Bordeaux de 1773 à 1793 (environ). Ces dernières peuvent être multipliées à l’infini, au point qu’un type de publication particulièrement savoureux consiste en un dossier de presse sur la création d’une œuvre, création mondiale ou création locale, et sa réception, immédiate ou à moyen terme.
La base Dezède est une base relationnelle : les données uniformisées que l’on trouve dans la zone dite « uniforme » sont liées entre elles par des liens divers. Un seul index de nom, un seul index de titre, une seule liste de lieu, mais les liens qui les relient sont multiples, etc., un index par métadonnées du type (genres, instruments, etc.). Le programme adopte une syntaxe interprétable de manière intuitive : les premiers noms sont ceux des auteurs, et leurs qualités (compositeur, librettiste) apparaissent car elles ne sont pas toujours aussi évidentes que dans le cas d’un opéra de Wagner ; puis viennent le titre et les sous titres génériques. La ponctuation constituée d’un point suivie d’un tiret « .– » , que l’on ne rencontre que très rarement dans un texte rédigé, a été adopté pour sa rareté dans le but de signaler à l’œil que les données suivantes concernent l’interprétation. Dans la fiche ci-dessus, l’on comprend intuitivement que Mondaud (Fr.) a tenu le rôle de Frédéric de Telramund, dans la traduction de Lohengrin par Charles Nuitter. Le nom de cet interprète constitue une fiche prosopographique regroupant ses apparitions dans différents programmes et des liens vers les sources (par exemple, vers des articles de presse accessible sur retronews).
3. Contenu matériel et logique contributive
Les contributeurs de Dezède ont des profils divers : musicologues, historiens du théâtre ou littéraires, mais aussi institutions de production (orchestre, lieux de spectacle) ou de conservation (opéra-comique, archives nationales), etc. Prenons l’exemple du dossier gigantesque coordonné par Yannick Simon (https://dezede.org/dossiers/afo/ ; voir l’image ci-dessous).
Chacun des contributeurs peut ouvrir un dossier qui comporte une partie d’introduction, comme dans n’importe quelle édition de texte ou de corpus, une partie contenant des outils de visualisation que nous avons souhaité intégrer parce qu’elle présente les résultats statistiques en un coup d’œil, et pour rester « branchés » (voir : https://dezede.org/dossiers/afo/stats), la partie corpus proprement dite consistant en événements rangés chronologiquement.
L’hébergement par la plateforme Huma-Num depuis juin 2013 a garanti des capacités illimitées qui permettent de stocker des images, des ouvrages entiers constituant une bibliothèque consultable avec un feuilleteur comme sur Gallica, mais aussi du son et de la vidéo (exemple : https://dezede.org/sources/id/21585/). Ces trois derniers éléments ont convaincu des institutions et des partenaires privés de l’intérêt qu’elle présente pour la patrimonialisation de fonds d’archives liés à une activité de programmation.
Au bout de dix années d’existence, l’outil a permis des usages très divers, outre la consultation par interrogation en ligne. Pour certains contributeurs, par exemple, Dezède est une plateforme d’archivage. Quatre opérations de ce type sont mentionnées sur la page d’accueil. Il s’agit de commandes par des institutions qui cherchent une solution de conservation et de valorisation d’un fonds documentaire.
Pour la majorité de ses utilisateurs réguliers, Dezède est un outil de préparation d’une publication par l’organisation et l’analyse des données. Elle a servi et sert encore à des étudiants en master et en doctorat ou à des collègues qui mettent en forme une publication avant d’en demander une extraction grâce au bouton magique « Exporter en PDF » qui génère automatiquement une mise en page du corpus sur deux colonnes avec une graphie raffinée. Toutefois, il faut avertir les utilisateurs potentiels que les bases de données requièrent un investissement chronophage et c’est ce qui a conduit Benjamin Frouin a concevoir son annexe de thèse (« Chanteuses des troupes méridionales et France-Théâtre à l’époque romantique. Répertoire(s), emplois, interactions », Université Paul Valéry Montpellier 3, 2022), un fichier de 1 200 femmes artistes, dans un traitement texte, en attendant que sa saisie dans Dezède offre les fonctions d’exploitation des données individuelles et d’affichage de la statistique supérieures au livre.
Dans un certain sens et au fil du temps, Dezède est devenu une plateforme qui permet à chacun de concevoir sa propre base de données selon des finalités très éloignées. Comme chaque membre de la communauté profite librement des liens et des données, tout en apportant ses données propres, qui servent en retour aux autres membres de la communauté, il a fallu imaginer un système de traçage des apports de chacun qui est une forme de propriété morale reconnue par les autres membres. Chaque autorité est signée au moment de son enregistrement. Grâce à ce système rassurant pour les contributeurs, les « dossiers » créés en son sein sont reliés par une interopérabilité maximale.
Insistons sur un point qui concerne la propriété : chaque fiche (événementielle) ainsi que chaque autorité indexée (nom, lieu, titre) est signée. Chaque dossier fait donc apparaître divers rangs d’autorialité, depuis l’éditeur scientifique du dossier, jusqu’au contributeur, parfois involontaire puisque le principe contributif est que toute information saisie, dès qu’elle est validée et avec le plein accord du contributeur, est une donnée partagée. Reprécisons-le également, les contributeurs peuvent avoir des objectifs différents recourant à des supports et des outils différents : valoriser un fond d’archives consistant en documents sonores, et/ou en document écrit nécessitant la consultation par un feuilleteur type Gallica avec indexation des données, un autre un fichier chronologique brut avec des sources transcrites, etc.
Interopérabilité
L’interopérabilité interne est optimale. Au point que ce que l’on continue d’appeler la base Dezède nous paraît être devenue, en fait, une plateforme hébergeant des bases différentes dans leur finalité, une plateforme comparable à EMAN (Laurence Macé) ou à celle de la Voltaire Foundation qui héberge les bases D’Holbach et Catherine II, en mutualisant les autorités.
Arrêtons-nous un instant sur cette considération d’importance : la mutualisation des autorités résout dès l’origine deux écueils majeurs. D’abord, elle agit en faveur de l’uniformité des ontologies (noms, titres, etc.) et elle agit d’autant plus que le thesaurus a été pensé dès le commencement en fonction des stocks existants (le VIAF, l’ISNI, ou les autorités de la BNF, RAMEAU par exemple qui offre un embryon d’ISWI c’est à dire de thesaurus de titres). Ensuite, et cette considération relève à mon sens d’une éthique à la fois sociale et morale, elle épargne à l’ensemble des contributeurs l’obligation de créer les autorités autant de fois qu’il y a de base ; elle épargne au chercheur, au post-doctorant mal rémunéré et pour une durée déterminée, la répétition de tâches abrutissantes.
Pour Dezède, l’interopérabilité se pose actuellement dans la relation avec d’autres bases dont les périmètres recoupent les nôtres et qui, pour cette raison, créent comme nous beaucoup d’autorités, en doublon. Nous voyons beaucoup de données communes entre plusieurs bases, dont certaines fonctionnent bien et d’autres s’apprêtent à rejoindre le vaste cimetière qui restera à coup sûr la contribution la plus considérable de la génération de chercheurs dont l’activité scientifique a été accompagnée, stimulée ou entravée et parfois gâtée par l’injonction numérique depuis le début des années 1990 : par l’injonction numérique en période d’extension de la logique de concurrence entre les projets. Parmi les bases qui ont tant de points communs avec Dezède et qui auraient pu donner lieu à une coordination préalable plutôt qu’à une quête a posteriori d’interopéralibité qui s’annonce comme une nouvelle pompte à projets et à financement, nous pensons à :
- la base PHILIDOR du Centre de Musique Baroque de Versailles qui n’a presque jamais été consultable en ligne et qui a englouti des volumes horaires titanesques en vacation depuis 1988 pour un résultat presque nul ;
- CESAR, Calendrier électronique des spectacles de l’Ancien Régime qui est opérationnelle depuis 2002 ou 2003 et qui a failli disparaître ; qui a erré aussi entre des logiques concurrentes de gratuité ou, à l’inverse, de commercialisation de l’accès ;
- Chronopéra, qui était en gestation à la fin des années 1990 et qui a eu une durée de vie assez brève en définitive ;
- la base chronologique de la ROF (Réunion des Opéras de France, financée par le Ministère de la Culture), née en 2011 et morte aussitôt pour la raison prévisible qu’elle ambitionnait de publier en ligne des documents contemporains sans réflexion préalable sur le droit à l’image et sur le son ;
- les bases du programme Registre de la Comédie Française ; qui ont décidé récemment de s’articuler entre elle par le biais de la chronologie ;
- MUSEFREM, base prosopographique ;
la constellation de sept bases musicologique du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance (catalogue, prosopographique, chronologique) ;
etc.
À ce sujet, nous disons notre conviction et nous la mettons en partage : l’interopérabilité reste une bonne nouvelle. Elle a inspiré une démarche récente au sein de la musicologie qui s’est organisée en consortium au sein d’Huma-Num, le consortium Musica2. Il vient compléter la dizaine de consortiums existant dès à présent au sein d’Huma-Num et dont l’objectif semblable est de permettre l’interopérabilité, voire la fusion de bases voisines par leur discipline ou leur méthode, et dans tous les cas de permettre la mise à jour des systèmes et leur maintenance.
Après les consortiums CANEVAS qui porte sur l’archivage de la vidéo, COLI2, pour les linguistes, COSME pour les médiévistes, MASA, pour l’archéologie (récupérer les carnets de fouille produits depuis 100 ans), MUSICA2 s’est fixé des objectifs comparables : recourir à un système unifié d’encodage du signe musical ; partage des autorités spécialisées (musiciens, titres d’œuvres musicales). Les journées des 6-8 juillet 2022 (https://obtic.sorbonne-universite.fr/actualite/digitizing-enlightenment-v/), auxquelles, nous remercions les organisateurs (Linda Gil, Franck Salaün et Glenn Roe) de nous avoir convié, nous laissent penser que ce groupe d’échange sur les bases de données et les Lumières devrait s’intéresser à cette démarche d’Huma-Num dans une prochaine rencontre.