N°3 / Vers l’interopérabilité des bases de textes / Toward Interoperability of Texts Databases — Digitizing Enlightenment V

Cartographier une "autre" histoire des spectacles : la base de données Théâtres de société

Valentina Ponzetto

Résumé

Le théâtre de société ne peut se penser que dans une confrontation et un échange continuel avec les scènes publiques. Par conséquent, il est primordial de réfléchir à la question de l’interopérabilité entre bases de données de sujet théâtral. Dans notre cas, la question se pose en particulier par rapport aux bases de référence pour les spectacles d’Ancien Régime que sont le projet des Registres de la Comédie-Française, CESAR et Dezède.

Mots-clés

Plan de l'article

Télécharger l'article

Phénomène souvent cité, mais au fond encore peu connu ou méconnu, le théâtre de société est inséparable des autres formes de théâtre contemporaines, mais ne saurait être étudié exactement de la même manière, ni surtout être casé dans une base de données généraliste, conçue pour d’autres formes de spectacle.

1. Le théâtre de société : un objet d’étude singulier

Dans son livre fondateur, Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval posait la première la question fondamentale qui hante inévitablement tout chercheur abordant cet objet d’étude particulier : Théâtre de société : un autre théâtre ?[1] La réponse, bien entendu, ne saurait être nette et tranchée, oui ou non. Le théâtre de société est d’abord un théâtre principalement amateur, mais les comédiennes et comédiens de société s’y mêlent parfois aux professionnels, même les plus célèbres. On retrouve ainsi, à côté d’aristocrates amateurs ou de personnes moins connues et parfois difficilement identifiables, Lekain ou Mlle Clairon, Grandval ou Mlle Gaussin, Mlle Guimard, Dugazon, les demoiselles de Verrières, et tant d’autres[2]. Le théâtre de société se distingue par contre nettement du théâtre professionnel et officiel par son caractère discontinu – c’est-à-dire non soumis à un calendrier de programmation préétabli, régulier et récurrent – et non lucratif, ainsi que par un lien renforcé de connivence et d’échange entre scène et salle, souvent fort peu séparées, et entre tous les participants à l’expérience[3]. Enfin, les représentations ont lieu « chez soi »[4], dans des espaces appartenant à des particuliers qui en limitent et règlent les entrées. Ces espaces peuvent présenter des configurations très variées, tantôt éphémères, comme lorsqu’on installe quelques chaises et paravents dans un coin de salon ou de galerie, des décors démontables ou des tréteaux portatifs dans une salle ou orangerie de château ; tantôt permanents, dans les cas où des commanditaires plus fortunés aménagent une pièce de leur demeure pour accueillir les représentations, voire se font construire un véritable édifice théâtral rivalisant avec les bâtiments conçus pour l’industrie du spectacle[5]. Dans cette variété de configurations, les conditions de représentation diffèrent forcément de celles des théâtres officiels, et cependant elles s’en inspirent toujours de près ou de loin, le plus souvent par émulation, parfois par opposition. D’une manière similaire, les auteurs et les textes représentés sont souvent les mêmes sur les scènes publiques et de société, avec des différences qu’il est important de prendre en compte, mais aussi un très grand nombre de circulations et de transferts dans les deux sens[6]. Ainsi, si le théâtre de société n’est pas complètement « autre » à niveau du répertoire, des auteurs représentés, et même parfois des comédiens et des conventions scéniques, il est cependant différent dans son fonctionnement, dans ses pratiques et dans sa dissémination.

Cette nature particulière requiert une approche différente par rapport à l’étude des théâtres officiels, mais en dialogue constant avec cette dernière. Dans le cas spécifique des humanités numériques, cet équilibre délicat exigeait la création d’une base de données distincte, avec quelques particularités dictées par la nature de l’objet étudié et des données recueillies, mais pour laquelle une interopérabilité avec des bases de données consacrées aux théâtres publics reste un atout important pour saisir la portée des échanges et des circulations entre les deux formes de spectacle.

2. Le projet Théâtre de société. Entre Lumières et Second Empire

La base de données Théâtres de société et son site de diffusion Théâtres de société. Catalogue des représentations données en société en France et en Suisse Romande entre 1700 et 1871, ont été conçus dans le cadre du projet Théâtre de société. Entre Lumières et Second Empire, dirigé par la Prof. Valentina Ponzetto à l’Université de Lausanne (Centre d’Etudes théâtrales) et financé par le FNS (Fonds National de la Recherche Suisse) avec deux grants « Professeur boursier FNS / SNF Professorship » (2016-2020 ; 2020-21). [Fig. 1]

Fig. 1 : DASH dataset description

Le projet est né du double constat d’une surabondance de mentions de la pratique dans les sources, qui à partir du XVIIIe siècle ne tarissent pas sur l’omniprésence et l’engouement pour les spectacles de société, qualifié parfois de « théâtromanie », contre d’importantes lacunes dans les études scientifiques sur un objet trop longtemps considéré comme un pur divertissement. Les travaux de recherche étaient rares. De plus, ils se concentraient soit sur une tentative de définition de l’objet d’étude lui-même et de ses limites, soit sur des études de cas inévitablement isolées et fragmentaires[7].

L’objectif de notre projet était donc d’ouvrir une nouvelle perspective sur l’histoire des spectacles en offrant les outils pour documenter, comprendre et interpréter le phénomène du théâtre de société dans sa globalité : dans le temps, depuis les dernières années du XVIIe siècle jusqu’à la fin du XIX; dans l’espace, en cartographiant ses occurrences disséminées de manière capillaire sur le territoire de la France, de la Suisse romande, mais également dans d’autres territoires concernés par le rayonnement d’un répertoire français et francophone ; et enfin en croisant les approches disciplinaires, pour prendre en compte l’impact à la fois scénique, esthétique, social et culturel du phénomène.

Pour atteindre ces objectifs, notre approche épistémologique s’est construite par grandes problématiques théoriques, organisées autour de trois axes : les espaces (scéniques et géographiques), l’esthétique (du jeu et des répertoires joués) et les réseaux de sociabilité ayant permis le développement des pratiques en examen. Pour pouvoir mener ces analyses théoriques et transversales, cependant, il fallait d’abord combler les lacunes dans les données disponibles, étoffer autant que possible l’état des lieux des pratiques existantes dans leur diversité. Les informations sur les théâtres de société sont en effet caractérisées par leur nature dispersée et incomplète, faute des sources habituellement disponibles pour les théâtres officiels et commerciaux comme des comptes rendus réguliers dans la presse, ou des registres officiels des recettes, de la programmation et des présences sur scène des interprètes. Les témoignages sur les théâtres de société sont à glaner dans une grande variété de sources, souvent à caractère privé et en général non exclusivement consacrés aux spectacles : correspondances, éditées, comme celles de Voltaire, Germaine de Staël ou Collé, ou manuscrites, comme celles de nombreux interprètes amateurs, spectateurs et spectatrices ayant participé aux représentations ; mémoires, journaux intimes et autres écrits du for intérieur ; paratextes de pièces imprimées ou manuscrites ; et enfin quelques témoignages dans la presse, principalement la presse mondaine du XIXe siècle, ou dans de grands recueils tels que la Correspondance littéraire de Grimm ou les Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la république des lettres en France depuis 1762 jusqu’à nos jours (dits de Bachaumont).

Une base de données conçue spécifiquement pour rendre compte des représentations de société s’est ainsi imposée comme solution idéale et nécessaire pour recueillir pour la première fois dans un ensemble ordonnée des données qu’aucune forme de publication ou d’archive traditionnelle n’avait jamais pu réunir. Elle permet également de promouvoir une approche de travail collectif fait de collaboration, de partage de connaissances et d’enrichissement progressif du savoir, étant alimentée en continu par les travaux de l’équipe du projet, mais aussi par les apports de collaboratrices et collaborateurs externes, notamment dans le cadre des colloques et journées d’études organisés au fil du projet et des publications qui en sont issues[8]

3. Conception de la base de données

Pour concevoir la base de données consacrée aux théâtres de société, le modèle d’inspiration a été double : d’un côté la base CESAR (CESAR - Calendrier Electronique des Spectacles sous l’Ancien Régime), pionnière incontournable pour l’étude des spectacles d’Ancien Régime, qui contient même quelques données sur les représentations de société ; de l’autre l’inventaire hypertextuel conçu par David Trott entre 2000 et 2003, Théâtres de société : rayonnement du répertoire français entre 1700 et 1799, première tentative de cartographier les théâtres de société, axé principalement sur l’inventaire des lieux de représentation[9].

À la croisée des deux approches, la base Théâtres de société constitue un répertoire numérique des représentations jouées sur les scènes de société. Son unité fondamentale est donc la représentation (tel contenu, à telle date et en tel lieu). Pour chacune, on s’est laissé la possibilité de fournir le plus grand nombre d’informations possible, si elles sont connues, et de multiplier les options d’interrogation. À cette fin, on s’est orienté vers une base de données non relationnelle, permettant une plus grande souplesse et variété de modalités d’interrogation.

La base a été conçue en partenariat avec le DaSCH (Swiss National Data & Service Center for the Humanities) de Bâle, avec une application d’interface conçue par le DaSCH lui-même, DSP-APP, et sous licence Creative Commons CC-BY-SA 4.0. [Fig. 2]  

Fig. 2 : DASCH accueil

Le modèle de données s’articule selon trois ensembles interconnectés : « représentation », « personne » et « bibliographie ». [Fig. 3]

Fig. 3 : modèle des données de la base Théâtres de société

Chaque entrée de représentation comprend la possibilité de renseigner

- La date. Si elle est inconnue un intervalle de dates ante quem et post quem peut être indiqué.

- L’œuvre jouée, pièce de théâtre ou œuvre musicale, comprenant indication du titre, du ou des auteurs ou autrices et du ou des genres littéraires déclarés, c’est-à dire inscrits au frontispice ou dans le paratexte de l’œuvre.

- Le lieu de représentation.

- L’éventuelle appartenance de la représentation à un cycle voulu par les commanditaires ou organisateurs du spectacle, c’est-à-dire son insertion dans une suite de représentations réunies par une même occasion, comme par exemple l’inauguration des activités du théâtre, la fête en l’honneur d’un commanditaire ou de l’arrivée d’un hôte de marque etc. Nous avons appelé ce type d’événement « festival », même si une telle dénomination n’est pas présente dans nos sources.

- Les intervenants. Pour rendre compte de la nature particulière du théâtre de société, pour chacun il est possible d’indiquer le rôle revêtu lors de la représentation : acteur/actrice, spectateur/spectatrice, commanditaire, propriétaire des lieux. Pour les interprètes il est possible d’indiquer le nom du personnage joué (ou des personnages joués) et d’avancer une attribution incertaine du rôle en cochant une case prévue à cet effet.

- Les sources des informations enregistrées. Des citations même extensives des sources trouvent place dans cette rubrique, accompagnées des références bibliographiques complètes.

À l’heure actuelle (30.11.2023), la base comporte 1813 représentations de 1054 œuvres différentes, écrites par 383 auteurs et autrices et jouées dans 672 lieux. [Fig. 4]

Fig. 4 : modèle des données, détail « Représentation »

L’ensemble de données relatives aux personnes permet d’enregistrer, outre les intervenants déjà mentionnés pour la représentation, les auteurs et autrices des œuvres jouées. Pour chacune on enregistre la date de naissance et de mort et, s’il en existe un, l’identifiant VIAF. Il est possible d’enregistrer des renseignements sur la personne, utiles surtout quand il s’agit de gens dont l’activité en dehors de leur cercle de relations « de société » est peu ou pas du tout connue. La base n’a cependant pas la vocation d’établir des fiches biographiques, et ces informations restent réduites à la compréhension de l’activité théâtrale décrite.

Fig. 5 : modèle de données, détail « Personne »

Le troisième ensemble de données, objet d’une bibliothèque à part, concerne la bibliographie, articulée en manuscrits, imprimés (volumes, articles en volume, articles de périodiques, éditions modernes de pièces représentées) et bases de données ou entrées spécifiques de bases de données. [Fig. 6, Fig. 7]. Ces dernières servent à renvoyer les utilisateurs vers le contenu d’autres bases de données relatives aux spectacles, ce qui s’avère fort utile en cas d’œuvres ayant connu des représentations tant sur les scènes de société que sur les scènes publiques.

Fig. 6 : modèle de données, détail « Bibliographie »

Fig. 7 : modèle de données, détail « Bases de données »

4. Interface de consultation

Un modèle de données aussi riche, détaillé et multicritère est utile parce qu’il permet de multiplier les liens entre les informations et les documents, donc les lectures du corpus établi. Il comporte cependant un revers de la médaille : sa complexité. Pour l’équipe de production, il a fait l’objet d’un protocole d’édition, publié en ligne sur Zenodo le 17 février 2021 (Ponzetto Valentina, Protocole theatres-societe 2021, URL : https://doi.org/10.5281/zenodo.4545636). Au-delà de la complexité de prise en main, nécessitant une courte formation pour tout nouveau collaborateur du projet, la complexité de la base de données, avec son foisonnement de critères, a de plus tendance à rendre opaques les possibilités d’exploitation des données recueillies à des fins de recherche. Comme déjà souligné par Marine Roussillon et Christophe Schuwey, « il est difficile de faire lire une base de données comme une production critique. Tout se passe comme si le support numérique rendait les prises de positions proprement illisibles[10] ». Dans ce contexte, la création d’une interface utilisateur s’impose donc comme un enjeu fondamental : « C’est elle en effet qui définit la manière dont les données sont perçues, et donc interprétées ».

Dans le cas de la base Théâtres de société, faute d’un support technique adapté fourni par le DaSCH, à ce jour encore en cours de conception et en attente de mise en service, la création d’une interface de consultation a été conçue en collaboration avec les techniciens de la Division Calcul et Support à la Recherche (DCSR) de l’Université de Lausanne, Marion Rivoal et Loïc Jaouen. Elle est hébergée sur les serveurs de l’Université de Lausanne, et reliée à la base de données du DaSCH. Elle permet d’organiser les listes de résultats selon des critères hiérarchisés et cohérents, et d’orienter la relation entre les utilisateurs et les données en proposant quatre voies d’accès possibles : par carte géographique, par calendrier, par nom d’auteur ou d’autrice, et par titre d’œuvre jouée. Toutes les voies d’accès conduisent, en dernière instance, à des fiches détaillées de représentations uniques, mais chacune correspond à des problématiques de recherche différentes et consent d’y répondre tour à tour en découpant des sous-corpus de travail à l’intérieur de l’ensemble des données sur les théâtres de société. [Fig. 8] 

Fig. 8 : interface de consultation

4.1 Carte

L’entrée en matière via la carte géographique permet d’abord de visualiser en un coup d’œil l’étendue du phénomène des théâtres de société, sa dissémination, plus capillaire qu’on ne le croit d’ordinaire, et sa distribution sur le territoire. Pour visualiser la concentration des occurrences, a été choisie la visualisation au moyen de clusters dont la taille et la couleur évoquent la concentration plus ou moins dense de données, accompagnée de l’affichage chiffré du nombre d’objets contenus. Sur chaque cluster on peut effectuer un zoom d’un simple clic. La carte offre ainsi deux modalités d’interrogation principales :

- par déplacement topographique (« clic and drag »), avec possibilité de zoomer et dézoomer via écran tactile ou à l’aide des boutons « + » et « - » présents sur la carte

- par entrée d’un toponyme précis dans la fenêtre de dialogue prévue à cet effet.

- Les deux modalités peuvent être affinées à travers la barre de restriction temporelle par décennies, conçue avec une bibliothèque Leaflet. [Fig. 9] 

Fig. 9 : carte

Si, par exemple, on veut découvrir l’activité de représentations de société à Montpellier, on peut chercher la ville sur la carte, par nom ou par emplacement, et on découvre une représentation de Mélanie ou la religieuse forcée de La Harpe chez Mme de Sainte Aulaire en 1785, à laquelle assiste une jeune Louise Germaine Necker, future Mme de Staël :

Le printemps 1785 à Montpellier. Le comte de Sainte-Aulaire (Portraits de famille, 1879, p. 50) raconte que dans le salon de sa mère à Montpellier on jouait la comédie : « la jeune première de la troupe était Mlle Necker, alors âgée de dix-sept ans » (en réalité, dix-neuf). Des lettres de la jeune fille à M. d'Albaret, publiées et commentées par Mme d'Andlau (La Jeunesse de Mme de Staël, 1970, p. 78-79) indiquent que Germaine Necker participe à plusieurs représentations, dont celle de Mélanie de La Harpe (lettre du 30/3/1785); elle préfère les rôles tragiques aux rôles comiques, ce qui impliquerait qu'elle s’est essayée aux deux[11]. [Fig. 10, Fig. 11]

Fig. 10 : Carte Montpellier

Fig. 11 : carte Mélanie

Autre exemple : on peut vouloir recenser tous les lieux où se sont joués des spectacles de société à Paris, dans le quartier très mondain de la Chaussée d’Antin, entre 1700 et 1790, et on obtiendra 14 résultats, tous consultables individuellement. [fig 12]

Fig. 12 : Chaussée d’Antin

 Ou encore, connaissant l’intense activité de théâtre de société promue par le duc d’Orléans dans sa résidence de Bagnolet, on pourra taper « Bagnolet » dans la barre de recherche textuelle libre, et obtenir un bref descriptif historique du « petit théâtre de Bagnolet » (Collé), ainsi qu’une liste chronologique des spectacles y ayant été représentés. [Fig. 13, Fig. 14]

Fig. 13 : Bagnolet

Fig. 14 : représentations Bagnolet

La notice de chaque représentation de la liste est accessible en un simple clic sur l’interface de consultation. Des boutons dans l’angle en haut à droite permettent de partager la notice, ou d’accéder à sa version originale dans la base de données du DaSCH via un permalien ARK. [Fig. 15] 

Fig. 15 : Les deux Gilles

4.2 Calendrier

Inspiré par les tableaux consacrés à la recherche des périodiques dans Gallica, l’entrée par calendrier se présente comme une grille millésimée, et remplit deux fonctions complémentaires :

- Permettre la recherche d’une représentation ou liste de représentations ayant eu lieu au cours d’une année précise,

- Visualiser en un coup d’œil, grâce aux boutons chiffrés, la présence ou absence de représentations enregistrées dans la base pour chaque année et leur concentration [Fig. 16] 

Fig. 16 : Calendrier

Il devient ainsi aisé de constater, par exemple, que la pratique du théâtre de société se développe vraiment avec le XVIIIe siècle, ses occurrences avant 1700 étant fort rares (14) et concentrés autour des cours princières. Il saute également aux yeux la présence d’une très intense activité de société dans les années 1750-60, ou son déclin sous la Révolution, le Consulat et l’Empire. Ces données confirment ainsi de manière tangible et mesurable quelques hypothèses déjà avancées par la critique. Une mise en garde s’impose cependant : la pénurie ou l’absence de résultats n’indiquent que l’état actuel de la recherche menée par les membres et les partenaires de l’équipe, et peuvent être sujets à évolution à l’occasion de recherches futures et de nouveaux dépouillements de sources.

 

4.3 Auteur

L’accès par auteur permet

- Soit de visualiser sous forme de catalogue alphabétique la liste des auteurs et autrices enregistrés dans la base de données, elle aussi non exhaustive et encore sujette à évoluer ;

- Soit de chercher un nom précis dans la fenêtre de recherche libre.

Cliquer sur un nom ou le rechercher donne accès à la liste de pièces de cet auteur jouées en société, classées par ordre alphabétique de titre. Cliquer sur un titre dans cette liste donne à son tour accès à la liste de représentations de société de la pièce, classées par ordre chronologique. On peut ainsi, par exemple, constater que Voltaire – avec 31 pièces – est l’un des auteurs les plus représentés du XVIIIe siècle non seulement sur les scènes publiques, mais également sur les scènes de société ; ou rechercher les fortunes de société des plus grands noms du répertoire, tels que Molière (étonnamment sous-représenté, son œuvre ne représentant qu’environ 3% des titres enregistrés dans la base), Marivaux ou Goldoni ; ou encore parcourir la liste pour découvrir les contributions au répertoire de société de minores plus ou moins inconnus. [Fig. 17, Fig. 18]

Fig. 17 : Auteur

Fig. 18 : Voltaire

4.4 Pièce

Selon le même modèle, l’accès par pièces peut se faire

- Soit en faisant défiler la liste classée par ordre alphabétique des titres enregistrés dans la base de données, se laissant guider et surprendre par les plaisirs du catalogue ;

- Soit en tapant un titre dans la fenêtre de recherche.

Cliquer sur n’importe quel titre donne encore une fois accès à la liste des représentations de la pièce, classées par ordre chronologique. [Fig. 19]

Fig. 19 : Zaïre

Ces listes de résultats quantifiables, comparables et scientifiquement documentés ouvrent de nouvelles perspectives pour l’étude des théâtres de société et de leurs rapports avec les scènes officielles. On peut ainsi suivre la fortune de certains auteurs, pièces ou genres littéraires sur les deux types de scènes, en infléchissant parfois de manière significative la vision du panorama théâtral du XVIIIe siècle transmise par une histoire du théâtre traditionnelle, prenant en compte seulement la programmation des salles publiques, voire uniquement celle des salles institutionnelles, pour lesquelles on dispose d’une documentation plus extensive et mieux conservée.

Une étude plus analytique des résultats, à conduire sur la base de données elle-même, qui consent une interrogation plus complexe et personnalisable des données par rapport à l’interface utilisateur, conduit également à réévaluer ou infléchir certaines idées reçues sur les théâtres de société[12]. On peut par exemple constater qu’on n’y joue pas uniquement de petites comédies légères comme les premiers travaux historiques de la fin du XIXe siècle l’ont parfois laissé croire. Certes, ce type de pièce y est bien représenté, notamment parmi les répertoires écrits spécifiquement pour les scènes de société, mais la tragédie y tient aussi une place importante, témoin le cas de Voltaire, et on enregistre surtout un foisonnement inouï d’intitulés génériques différents (173 à l’état actuel[13]), parfois fantaisistes ou parodiques, comme « pièce à tiroirs », « grand mélodrame en un petit acte », « pantomime arlequinade dans le grand genre », ou « comédie de famille, mêlée de chiens et de bruits ». Cette extrême variété de genres, encore plus riche que sur les scènes publiques, témoigne du caractère expérimental des théâtres de société, et de leur rôle encore sous-estimé dans l’élaboration de nouvelles formes dramatiques plus libres et hybrides que celles permises par l’industrie du spectacle avec ses contraintes[14]. Quant à la présence des femmes, auxquelles les théâtres de société sont traditionnellement plus favorables, un décompte de 32 autrices, soit un taux de 8,3% sur 382 auteurs enregistrés, ce qui nous oblige à reconsidérer la réelle liberté d’expression féminine, même dans un contexte semi-privé, mais reste un bien meilleur score que sur les scènes publiques[15].

5. Interopérabilité et pérennisation : enjeux institutionnels

Ces éléments de comparaison montrent à quel point le théâtre de société ne peut se penser que dans une confrontation et un échange continuel avec les scènes publiques. Il devient alors primordial de réfléchir à la question de l’interopérabilité entre bases de données de sujet théâtral. Dans notre cas, la question se pose en particulier par rapport aux bases de référence pour les spectacles d’Ancien Régime que sont le projet des Registres de la Comédie-Française, CESAR et Dezède.

Faute d’une véritable compatibilité technique entre les systèmes qui ont servi à la création des différentes bases de données, la meilleure solution pragmatique envisageable et adoptée pour la base Théâtres de société a été de modifier l’ontologie initiale en juillet 2022 pour inclure dans la bibliothèque de bibliographie deux nouvelles classes :

  1. « Base de données », avec les propriétés : Titre, Créateur, Identifiant, Fournisseur de données (institution(s))
  2. « Notice de base de données », avec les propriétés : Titre, Identifiant, Base de données d’appartenance, date de consultation [voir Fig. 7 et Fig. 20]

Fig. 20 : DaSCH

Ainsi on peut renvoyer aux registres des feux de la Comédie-Française quand ils portent la trace des escapades « en société » des comédiens de la troupe, comme par exemple le 12 mai 1772, quand « Après la comédie, Bellecour, Préville, Feulie, Dalainval et Monvel, Mmes Bellecour, Préville et La Chassaigne vont à Choisy chez le duc de Lagny, où l’on a soupé et ensuite joué Le Prologue des Comédiens du Mans, les Accidents et le proverbe de l’Avocat chansonnier »[16]. Inversement, il est utile de renvoyer à Dezède pour une représentation organisée le 3 avril 1840 au bénéfice « des Polonais indigents » par la princesse Czartoriska avec la complicité et l’appui du comte de Castellane, mais « hors les murs », c’est-à-dire pour l’occasion, et pour mieux récolter des recettes, au Théâtre de la Renaissance plutôt qu’à l’Hôtel de Castellane.

La question d’une interopérabilité plus effective, permettant un partage de technologies et une plus grande fluidité d’exploitation des données reste à penser. La réflexion est en cours, témoin, par exemple, l’hakaton mis en place en juin 2023 lors du colloque Des Archives aux données. Bilan et perspectives du programme RCF (Registres de la Comédie-Française). Elle se heurte pour l’instant à des enjeux institutionnels, puisque les différentes institutions d’hébergement et surtout les différents pays d’accueil des projets de recherche proposent, voire imposent, tour à tour des technologies et des standards différents.

La réflexion sur l’interopérabilité étant un chantier à long terme, elle est indissociable de la question de la pérennisation des bases de données. « Il ne suffit pas d’assurer la conservation des données, mais aussi leur disponibilité – en garantissant la continuité de l’hébergement – et la maintenance de l’interface, dont on a souligné le rôle essentiel »[17], alertent justement Marine Roussillon et Christophe Schuwey. Comme tout support numérique, les bases de données sont en effet sujettes à une obsolescence rapide, et nécessitent une maintenance régulière, parfois difficile à assurer face à la pénurie de financements pérennes des laboratoires, conjuguée à la difficulté d’obtenir des financements extérieurs une fois passée une première phase de lancement du projet et de conception de l’interface. Une recherche de solutions techniques standardisées, sans résoudre complètement le problème, pourrait sans doute aider à concentrer les efforts, à mutualiser les solutions trouvées, réduisant sans doute les besoins de financements pour actualisations et remises à niveau, et surtout à sensibiliser les bailleurs de fonds et les partenaires institutionnels et techniques à la particularité – jusqu’à présent largement sous-estimée – des humanités numériques, à savoir une vocation à fournir des instruments de recherche et des archives numériques qui traversent le temps.

 

 

[1] Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Le Théâtre de société : un autre théâtre ?, Paris, Champion, 2003. Sa réponse était bien entendu nuancée : « le théâtre de société est une expression artistique et sociale, parallèle, mais caractérisée par de nombreux points de contact [avec les théâtres publics], au nom d’une géométrie renouvelée, ce qui permet de surmonter certaines apories ». (p. 273).

[2] Voir notamment Jacqueline Razgonnikoff, « Les Comédiens-Français sur les théâtres de société : formation ou dévoiement, prestige ou dévaluation », in Valentina Ponzetto et Jennifer Ruimi (dir.), Esthétique des théâtres de société (XVIIIe-XIXe siècles), à paraître.

[3] Voir Valentina Ponzetto et Jennifer Ruimi (dir.), Théâtre et société. Réseaux de sociabilité et représentations de la société, numéro monographique d’Études de Lettres, n. 317, 2022/1-2,

URL : https://journals.openedition.org/edl/3748. Pour la notion de connivence et « double connivence », voir la contribution de Guy Spielmann, « Théâtre ‘en’ société ou ‘de’ société ? Pistes microsociologiques », Ibid., p. 25-44, URL : https://journals.openedition.org/edl/3769 et Guy Spielmann, « Scènes ‘publiques’ et scènes ‘privées’ : essai de redéfinition », in Valentina Ponzetto et Jennifer Ruimi (dir.), Espaces des théâtres de société. Définitions, enjeux, postérité, Rennes, PUR, collection « Le Spectaculaire. Arts de la scène », 2020, p. 95-106.

[4] David Trott, « Qu’est-ce que le théâtre de société ? », Revue d’Histoire du Théâtre, 2005-I, p. 7-20.

[5] Pour une taxinomie des milieux et des lieux de représentation voir notamment Martine de Rougemont, La vie théâtrale en France au XVIIIe siècle, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1988, p. 307-314 ; Jean-Claude Yon, « Le Théâtre de société au XIXe siècle : une pratique à redécouvrir », in Tréteaux et paravents : le théâtre de société au xixe siècle, Créaphis éditions, 2012, p. 14-15. Pour une étude approfondie des espaces des théâtres de société, voir Valentina Ponzetto et Jennifer Ruimi (dir.), Espaces des théâtres de société. Définitions, enjeux, postérité. Rennes, PUR, collection « Le Spectaculaire. Arts de la scène », 2020.

[6] Voir Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Le Théâtre de société : un autre théâtre ?, op.cit., et Valentina Ponzetto et Jennifer Ruimi (dir.), Esthétique des théâtres de société (XVIIIe-XIXe siècles), à paraître.

[8] L’équipe du projet était composée de Valentina Ponzetto, professeure boursière FNS et porteuse du projet, Jennifer Ruimi, chercheuse FNS senior, Aline Hodroge, doctorante, Christophe Schuwey, concepteur-développeur, Paul Fièvre, développeur, Fiona Baumann, Marie Melly et Thibault Hugentobler, assistants étudiants. Parmi les collaborateurs externes, un remerciement particulier va à Béatrice Lovis (Université de Lausanne), pour avoir partagé toutes les données des représentations dont il est question dans sa thèse de doctorat La Vie théâtrale et lyrique à Lausanne et dans ses environs dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (1757-1798), 2019.

[9] Nous remercions chaleureusement les héritiers de David Trott pour nous avoir autorisé à reprendre ses jeux de données. L’inventaire hypertextuel original reste accessible sur le site original hébergé par l’Université de Toronto, avec de problèmes de consultation de plus en plus fréquents liés probablement à un défaut de maintenance.

[10] Marine Roussillon, Christophe Schuwey, « Introduction. Bases de données et histoire des spectacles : le temps d’un bilan ? », Revue d’Historiographie du Théâtre numéro 5 [en ligne], mis à jour le 01/01/2020, URL : https://sht.asso.fr/bases-de-donnees-et-histoire-des-spectacles-le-temps-dun-bilan/

[11] Martine de Rougemont, « Pour un répertoire des rôles et des représentations de Germaine de Staël », Cahiers Staëliens, n. 19, 1974, p. 81.

[12] Voir également Valentina Ponzetto, « Décrire et cartographier les théâtres de société (1700-1871) : Résultats et perspective », Humanistica 2023, Association francophone des humanités numériques, Jun 2023, Genève, Suisse, en ligne : https://hal.science/hal-04105984

[13] Il faut tenir compte d’abord du fait qu’on a enregistré toutes les variantes de descriptions autodéclarées de genres, tirées des frontispices de pièces imprimées ou manuscrites ou des dénominations qu’en donnent les auteurs, par exemple dans leurs écrits personnels ; ensuite qu’on a distingué, par ex. les comédies en 1, 3 ou 5 actes, ce qui multiplie les occurrences pour ce qui ne serait en réalité qu’un seul genre.

[14] Voir Valentina Ponzetto et Jennifer Ruimi dir., Esthétique des théâtres de société, à paraître.

[15] À titre d’exemple, Aurore Evain a compté seulement 17 autrices entrées au répertoire de la Comédie-Française de 1680 à la fin du XVIIIe siècle (https://www.auroreevain.com/2013/07/06/le-saviez-vous/ ). Pour le XIXe siècle Charles Beaumont Wicks a recensé 92 autrices dont au moins une pièce a été jouée sur une scène parisienne entre 1800 et 1875 sur un total de 3225, soit moins de 3%. (Charles Beaumont Wicks, The Parisian Stage; Alphabetical Indexes of Plays and Authors, t. 4, Alabama, University of Alabama press, 1950).

[16] Charles Collé, Le Prologue des Comédiens du Mans, et Les Accidents, ou les Abbés, Carmontelle, L’Avocat chansonnier. Voir le registre des feux du 12 mai 1772

[URL : https://flipbooks.cfregisters.org/R130_5/index.html#page/310/mode/1up ] et l’entrée de la base de données Théâtres de société y renvoyant [URL : https://ark.dasch.swiss/ark:/72163/1/0103/AhGqtL3eRfCUyBuUVznPlgk.20220608T141818794443249Z] ]. Informations tirées de Jacqueline Razgonnikoff, « Les Comédiens-Français sur les théâtres de société : formation ou dévoiement, prestige ou dévaluation », art. cit.

[17] Marine Roussillon, Christophe Schuwey, « Introduction. Bases de données et histoire des spectacles : le temps d’un bilan ? », art. cit., p. 10.

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Dimensions traductionnelles de l’encyclopédisme français au siècle des Lumières

Susanne Greilich, Hans-Jürgen Lüsebrink

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles

Aucune autre publication à afficher.