La lumière et l’éclair :
les révolutions occidentales modernes
et la transformation de la nature humaine
ZHU Xueqin[1]
La Révolution américaine est soyeuse et persistante comme la lumière du jour. La Révolution française ressemble à un éclair qui explose dans le noir avec des coups de tonnerre spectaculaires et des pluies intenses, elle bouleverse le vieux régime comme l’éclair illumine tous les coins du monde, mais rapidement, tous se retrouvent dans le noir.
La Convention constitutionnelle de Philadelphie de 1787 marque la fin de la Révolution américaine. Moins de deux ans plus tard, la Révolution française éclate comme un énorme éclair déchirant le ciel. Le début de la Révolution française et la fin de la Révolution américaine sont si proches qu’on les a surnommées « les révolutions jumelles ». Les connaissances historiques que les lecteurs chinois tirent des manuels scolaires vont dans le même sens : ces deux révolutions semblent avoir des liens consanguins. La question mérite d’être posée pour plusieurs raisons. En premier lieu, on sait que le déficit budgétaire, qui est considéré comme l’une des causes directes de la Révolution française, était lui-même la conséquence de l’aide apportée à la Révolution américaine. Les textes de la Déclaration des droits de l’homme et de la Déclaration d’indépendance sont rédigés de façon analogue. Les leaders de ces deux révolutions ont en commun d’avoir voyagé entre les deux continents : Thomas Paine a participé aux deux révolutions, Lafayette a participé à la lutte des Américains contre l’armée britannique, et c’est lui qui apportera la clé de la prison de la Bastille, saisie par les rebelles de Paris, au général Washington lors de son retour aux États-Unis, etc. Dans Sister Revolutions: French Lightning, American Light (1999), étude qui compare ces deux révolutions, l’universitaire américaine Susan Dunn utilise également cette notion de « révolutions sœurs (Sister Revolutions) », tout en ajoutant un sous-titre, « L’éclair français et la lumière américaine », pour les différencier. Les documents cités dans ce livre, y compris les prises de position, les journaux intimes et les conversations privées de l’époque, donnent une image inhabituelle de ces révolutions qui risque de laisser les lecteurs chinois perplexes[2].
L’union du despotisme et du libertinage aurait favorisé la Révolution
Les États généraux du royaume français, assemblée exceptionnelle comparable au Parlement du Royaume-Uni, n’avaient pas été réunis depuis plus de 160 ans. Si Louis XVI les convoque en 1789, c’est dans le but de trouver une solution à la situation financière préoccupante du pays. Étant donné que cette assemblée ne s’était pas réunie depuis très longtemps, personne ne se souvenait des détails du déroulement, comme le nombre de représentants par province, la façon d’élire les représentants et le processus de décision. Ainsi, même Louis XVI, qui attendait beaucoup de cette réunion des États généraux, ne savait pas comment l’organiser.
Un mois avant sa destitution, le cardinal Étienne Charles de Loménie de Brienne eut une idée, qui est peut-être la plus singulière dans l’histoire de la politique constitutionnelle : il conseilla au roi d’inviter tous les « hommes de lettres » français à participer à un concours portant sur l’organisation de cette réunion : Fallait-il prévoir une réunion à grande échelle ? Fallait-il séparer les trois ordres ? Les trois ordres disposeraient-ils de droits égaux ? etc. Brienne se souvenait de ce que le roi avait oublié, mais il oubliait lui aussi un fait essentiel : les avantages de la France, par rapport aux autres pays européens, ne résidaient pas dans son système politique, mais dans la vitalité de sa littérature et de la mondanité. La France était plus riche en lettrés qu’en savants, car son cercle idéologique provenait essentiellement de la sphère de la critique littéraire. Les raisons historiques de cette situation remontent au règne de Louis XIV. Afin de ruiner les nobles et d’anéantir leurs ambitions, le roi Soleil les avait obligés à participer à la vie de la cour et donc à se consacrer à des activités superficielles telles que les ballets et les salons. Les lettrés de l’époque les avaient suivis. Intégrés à la cour, ils fréquentaient la classe supérieure et influencèrent même le roi et la reine. Les lettrés pensaient être en mesure de jouer un rôle politique, tout en affirmant leur génie artistique. En fait, ils ne purent jamais acquérir une telle influence au sein de la monarchie. Cette illusion et leurs ambitions entraînèrent leur insatisfaction. Malgré les conseils d’Étienne Charles de Loménie de Brienne, les récriminations des hommes de lettres prirent de l’ampleur. En 1789, 2 500 pamphlets étaient empilés sur le bureau de Louis XVI. Sur son lit de mort, Louis XV, son prédécesseur et grand-père, avait prédit cette vague de contestation.
Lorsque le barrage s’effondre, les vannes sont toujours détruites en premier. L’union du despotisme et du libertinage (ou la prétendue gouvernance éclairée) provoque souvent la révolution. À la veille de la Révolution française, cette frivolité était manifeste : la reine était même intervenue pour faire jouer Le Mariage de Figaro à la cour. La monarchie autocratique et les lettrés frivoles ont provoqué la fin du régime, et les révolutionnaires, qui ont hérité des tendances violentes de l’Ancien Régime, ont redoublé ce désastre. Ce gouvernement autoritaire peut être comparé à un père sévère et têtu, dont le fils, opprimé depuis longtemps, se venge par les mêmes moyens appliqués plus durement encore.
Les cahiers de doléances, dont 60 000 environ subsistent, fournissent un état des lieux des problèmes du pays qui a attiré l’attention de Tocqueville. Selon lui, la lecture de ces cahiers montre que « l’insatisfaction du peuple » était telle qu’elle nourrissait la volonté de supprimer toutes les lois et de transformer tous les usages. La France traversait une crise sans précédent, creuset d’une révolution d’une violence inédite. Les hommes de lettres, privés de liberté, sont restés « ignorants et aveugles » s’agissant des affaires politiques. Tandis que des responsables âgés et conformistes étaient aux affaires, des jeunes, prometteurs mais inexpérimentés, rêvaient d’une société utopique. Si les penseurs français avaient pu tirer les enseignements de l’expérience politique anglaise, c’est-à-dire de l’amélioration progressive d’un régime, ils n’auraient pas eu besoin de se lancer dans une expérimentation inédite. Malheureusement, l’autocratie les a placés face à un dilemme entre deux extrêmes : soit accepter entièrement l’Ancien Régime arbitraire, soit le renverser. Bien entendu, les hommes de lettres français ont choisi la seconde solution.
L’époque de la construction du Palais de Versailles était loin et le peuple français avait perdu sa confiance en l’avenir. Les apports du mouvement des Lumières sont bien connus, et nous en bénéficions encore aujourd’hui, mais, à l’époque, la culture des hommes de lettres s’est maintenue. La civilisation de cour avait encouragé en leur sein la frivolité et l’arrogance, le système autoritaire et fermé limitait leur conscience politique. L’une des origines de l’état d’homme de lettres en société est le bouffon du roi. La prétendue sagesse politique des hommes de lettres repose sur des habitudes superficielles. Le modèle du sacerdoce est l’autre origine de l’intellectuel. Par conséquent, prenant la place des prêtres, les lettrés ont pris la responsabilité d’enseigner au peuple, tout en espérant inconsciemment établir un nouveau césaropapisme. Dans cette nouvelle ère, les lettrés sont devenus de nouveaux prêtres. Quoique n’étant pas d’accord avec l’ancien pouvoir religieux, ils voulaient établir un nouveau pouvoir religieux. En outre, la société française se distinguait des autres par une caractéristique : les hommes de lettres y jouissaient d’un statut supérieur à celui des autres classes. Toute la société de l’époque prenait comme guides les lettrés et le bon goût, tout en ignorant l’industrie, le droit et la technologie. Le résultat est un certain mépris des institutions, que l’on rencontre aussi dans d’autres pays du sud de l’Europe, mais rarement au Royaume-Uni et en Amérique du Nord. Dans les pays anglophones, le rôle des hommes de lettres est reconnu, mais la classe correspondante n’est pas considérée comme supérieure aux autres. Le côté positif des lettrés est leur capacité exceptionnelle à protester, mais leur côté négatif est qu’ils ne parviennent pas à créer un nouveau système et une nouvelle culture politiques. En effet, la plupart d’entre eux n’ont pas la patience nécessaire à un travail de réforme radicale. Historiquement, une fois que la pression s’est relâchée, ils ont relancé le mythe de l’anarchisme, comme un astronaute qui s’affranchirait de la gravité en dansant et en essayant de décrocher la lune dans le ciel. En entrant dans la vie politique, la plupart d’entre eux ont reproduit l’ancien système au sein de la révolution avant de suivre un nouveau roi après le grand chaos. Leur attitude morale est comparable aux mouvements des tortues dans les eaux profondes. Bien avant la remise en cause du système monarchique, les activités politiques des hommes de lettres oscillaient entre radicalisme et nihilisme. Parfois, les hommes de lettres transcendent les frontières des disciplines et utilisent la littérature pour s’immiscer dans la politique. Ils ont promu leurs idéaux utopiques et les « Lumières littéraires ». Lorsqu’ils ont été réprimés par les forces politiques, ils se sont regroupés dans un petit cercle de lettrés, tout en conservant leur influence, et se sont concentrés sur la création littéraire ou la « pure littérature ». Les hommes de lettres sont fréquemment considérés, à tort, comme ceux qui pourront trouver des remèdes à la crise sociale. En réalité, ils font partie des causes des maladies de la société. L’importance accrue des hommes de lettres est souvent un symptôme de problèmes sociaux. Ils appellent ouvertement à la révolution. Si elle ne se produit pas, leurs textes appartiendront néanmoins à la littérature de l’époque. Si elle advient enfin, les plus radicaux de ces hommes de lettres commenceront par promettre la démocratie, avant d’éliminer ceux qui s’opposeront au nouveau régime. Pour finir, ils deviendront plus autoritaires que les monarques qui les ont précédés.
Dans le sillage de la Renaissance italienne, l’humanisme s’est répandu en France. Les hommes de lettres français, qui ont développé une confiance excessive en l’homme, pensant à tort que la nature humaine était bonne, se sont imaginés qu’ils pourraient remplacer le système social par un système fondé uniquement sur la bonté humaine. Oubliant la face négative de la nature humaine, ils ont renoncé à la recherche de l’équilibre des pouvoirs et à l’idée d’« utiliser le mal pour restreindre le mal ». Plus tard, ayant compris que la nature humaine n’est pas entièrement bonne, ils ont appelé à la révolution dans l’espoir de transformer l’humanité. La nature humaine étant difficile à transformer, ils dévoilèrent ensuite un visage féroce et finalement en opposition avec la nature humaine. Cette contradiction interne dans la conception que se faisaient les révolutionnaires de la nature humaine s’est manifestée par des réformes radicales au début de la Grande Révolution. Le 4 août 1789, les révolutionnaires ont aboli tous les privilèges féodaux qui existaient depuis plus de mille ans. Dans la dernière période de la Révolution, cette contradiction concernant la nature humaine s’est manifestée par la Terreur et la suppression des libertés fondamentales. De 1792 à 1793, 17 000 personnes ont été guillotinées.
La censure et les pratiques culturelles
Bien que les sciences naturelles modernes soient apparues à la même époque que le courant artistique connu sous le nom de Renaissance, les premières et le dernier sont assez discordants. L’héliocentrisme de Nicolas Copernic défie non seulement le géocentrisme de l’Église, mais aussi l’anthropocentrisme qui met l’accent sur l’ être humain. La science provoque la colère à la fois du pape, des monarques, et d’hommes de lettres comme Dante. La science moderne est certainement une ennemie de l’ascétisme de l’Église, mais aussi de l’irréductible libertinage des humanistes. En effet, l’Église et les humanistes partagent un même paradigme : l’Église promeut l’ascétisme en promettant le rachat aux yeux de Dieu à travers la Bible, les hommes de lettres promeuvent l’hédonisme et la liberté à travers les Belles-lettres qui permettent la réalisation de la rédemption, de la libération et de la transformation dans le monde séculier. Les carrières des prêtres et des lettrés sont parfois conflictuelles, mais, d’un certain point de vue, elles se complètent. Elles ont en effet en commun de placer les êtres humains au centre de l’univers. Les sciences de la nature contestent précisément cet anthropocentrisme et appliquent les mêmes critères d’objectivité en décrivant les hommes qu’en décrivant le reste de la nature. Lorsque cet état d’esprit s’est diffusé au Royaume-Uni, il a donné naissance aux Lumières écossaises. La pensée politique de Hobbes est basée sur la géométrie plutôt que sur la poétique. Il part du principe qu’il n’est pas possible de faire confiance aux individus, et que les personnes au pouvoir sont encore moins fiables. Selon sa doctrine, le mouvement d’expansion du pouvoir est comme le mouvement des objets dans le monde physique. Un pouvoir s’élargit constamment jusqu’à ce qu’il rencontre un autre pouvoir. Par conséquent, la division du pouvoir en plusieurs pouvoirs et l’équilibre de ces derniers sont indispensables. Sa pensée est évidemment plus proche de celle de Copernic ou de Newton que de celle de Dante ou de Pétrarque, plus proche de la physique et de la géométrie que des Belles-lettres. Hobbes étudie ainsi la nature humaine en ignorant volontairement « la découverte de la nature humaine » de l’autre côté des Alpes. Selon lui, le 17e siècle est le « siècle de la géométrie ». Son chef-d’œuvre, Léviathan, est un ouvrage politique construit sur la base de la géométrie. Ce n’est pas tant une étude de la nature humaine qu’une réflexion sur les êtres humains d’un point de vue géométrique. Considérés comme les pères de la théorie politique, Hobbes et Rousseau adoptent des perspectives très différentes. L’un possède les caractéristiques de la glace, l’autre celles de la flamme. L’un adopte un point de vue géométrique, l’autre un point de vue esthétique. L’un privilégie la logique, l’autre la poétique. L’un pense que l’homme est naturellement mauvais, l’autre déclare qu’il est naturellement bon. Le premier est plutôt pessimiste : il ne se situe pas du côté de l’utopie et ne prétend ni sauver, ni libérer, ni transformer les gens, mais plutôt éviter l’enfer auquel conduisent précisément ceux qui veulent sauver, transformer, modeler les autres. Rousseau, par contre, décrit un monde utopique et mène l’humanité vers le désastre. Les pays anglophones prônent la philosophie analytique, l’empirisme, le positivisme, ainsi que la justice de procédure. Parallèlement, la culture européenne préfère la philosophie transcendantale, l’esthétique et le fait que l’homme habite le monde en poète (« Dichterisch wohnet der Mensch », Hölderlin). Ce désaccord entre eux provient peut-être de la divergence entre Hobbes et Rousseau.
Les historiens chinois utilisent le terme « les Lumières » pour décrire ce qui s’est passé en France, et non pour décrire ce qui s’est passé en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord. Cette différence est-elle intentionnelle ? Les déclarations non intentionnelles révèlent plus souvent les intentions des intéressés que les discours délibérés. Avant la Révolution américaine, seuls deux ou trois penseurs étaient assis autour de la cheminée en Écosse en parlant à voix basse. Il ne s’agissait pas d’un véritable « mouvement politique », mais simplement d’une « activité politique ». En Amérique, on n’identifie presque aucune trace de discussion politique. En France, la situation était inverse : avant la Révolution, les discussions politiques étaient très vives et beaucoup d’acteurs influents y ont pris part. La révolution politique française s’est effectuée sur une période relativement longue, si bien qu’elle a touché un grand nombre de personnes. En outre, sa dimension littéraire favorisait le projet de transformer la nature humaine. En cela, elle mérite vraiment le titre de « mouvement politique ». Comparée à la grande et profonde révolution sociale de la France, la transformation sociale américaine ne comporte ni les Lumières ni la réforme de l’humanité ; quant à la Grande-Bretagne, elle a participé à la diffusion des savoirs sans s’engager non plus dans une réforme de l’humanité. Malheureusement, les chercheurs ultérieurs n’ont pas suffisamment étudié ces clivages qui sont essentiels dans l’analyse des changements sociaux de ces trois pays, et les chercheurs chinois ne s’y sont pas assez intéressés. Ces interprétations, qui attribuaient toutes les réalisations positives et négatives de la Révolution aux lettrés ont certainement exagéré leur rôle. L’erreur principale qui sous- tend cette thèse est le « déterminisme culturel ». Mais il faut admettre que les auteurs et les textes des Lumières portent une part de responsabilité dans le désastre profond et durable causé par la Révolution française. D’ailleurs l’introspection, qui caractérise l’esprit littéraire, devrait déplaire aux jeunes littéraires chinois, qui constituent un groupe de personnes profondément touchées par le mouvement du 4 mai. Depuis l’émergence de ce nouveau mouvement culturel, en 1919, la littérature et la philosophie françaises (la seconde étant elle-même souvent considérée comme littéraire) constituent les modèles culturels étrangers les plus influents en Chine. En effet, les œuvres de l'école intellectuelle française ont tendance à avoir un style de gauche et sont plus susceptibles de passer à travers le crible idéologique du gouvernement chinois. Les intellectuels d'autres genres n'ont pas cette chance. Dans le même temps, il existe une autre raison qui se combine avec les raisons évoquées précédemment : en tant que destinataires, la façon de penser des intellectuels chinois ressemble plus à celle des intellectuels français qu’à celle des intellectuels britanniques et américains dont elle diffère sensiblement. Par conséquent, les idées françaises sont plus assimilables par les intellectuels chinois. En résumé, d'une part, la pensée française est plus compatible avec l’idéologie du gouvernement chinois, et, d'autre part, elle présente, aux yeux des intellectuels chinois, des affinités avec leurs propres aspirations.
La littérature est un bon éperon qui fait s’élancer le cheval de la révolution
La littérature révolutionnaire a pour effet de promouvoir la révolution politique. Avec la promotion de la littérature révolutionnaire, la portée de la révolution politique s’élargit et son action se prolonge. La révolution politique pourra ainsi s'étendre au domaine spirituel dans lequel se situe la littérature, et à la littérature elle-même.
La Révolution américaine n’a pas laissé autant de traces littéraires. Elle n'a pas eu beaucoup de prétendue préparation littéraire, à part un petit pamphlet, Common Sense (Le Sens commun) de Thomas Paine (1776), avant la Révolution, et une collection The Federalist Papers (Le Fédéraliste, 1787-1788) pendant la Révolution. D’ailleurs ces textes ne relèvent pas de la littérature révolutionnaire. Le premier était une œuvre hâtive qui défendait l’idée que le lien affectif entre les colonies et l’Angleterre n’existait plus et que les Américains devaient s’en rendre compte et accepter la contradiction réelle entre l’Amérique et l’Angleterre afin d’engager le mouvement d’indépendance. Le second diffusait la propagande de la nouvelle constitution : il tentait de convaincre les citoyens de voter en faveur de la Constitution de 1787 en comparant les caractéristiques des systèmes politiques. Ces deux exemples démontrent le caractère (ou ce que les critiques appellent les limites historiques) de la politique américaine : elle s’en tient au domaine politique et ne s’étend pas aux autres champs. C’est surtout vrai du second ouvrage, lequel, dans cette période cruciale, ne parle ni de « la transformation du caractère du peuple », ni de « la conscience éthique du peuple », ni de « la révolution culturelle ». Faut-il considérer que les exigences morales des contemporains étaient si élevées que ces derniers n’avaient plus besoin de se perfectionner ? Bien sûr que non. Le peuple américain du 18e siècle n’était pas plus stupide que les autres nations révolutionnaires. Il possédait sa propre littérature, mais sa conscience littéraire est venue plus tard. Pendant l’ère coloniale, avant et après la fondation des États-Unis, la littérature américaine était principalement constituée de correspondances privées ayant une certaine valeur esthétique. Elle comportait aussi des œuvres politico-morales. Cependant, contrairement à la France, ces discussions idéologiques n'ont pas eu l'effet de promotion d'une littérature révolutionnaire, ni d'une classe littéraire indépendante, et elles n'ont pas permis d’approfondir la critique culturelle. Ces « lacunes » peuvent être considérées comme la preuve du caractère transitoire de la Révolution américaine, qui était avant tout une réforme politique. Par conséquent, les institutions et les politiciens américains n’ont aucune profondeur culturelle, et la plupart des présidents américains depuis la fin du 19e siècle sont plus connus pour les scandales auxquels ils sont associés que pour leurs compétences littéraires. Mais une telle conception de la politique présente un avantage : il existe une séparation entre la politique et les autres champs qui garantit que les activités de la première n’atteindront pas en profondeur les seconds. Luo Longji, homme politique et intellectuel chinois, défend l’idée qu’il faut administrer les questions politiques et techniciser les questions administratives. Selon lui, un bon régime politique devrait restreindre son champ d’intervention. Il ne devrait ni étendre son pouvoir, évitant ainsi le populisme, ni chercher à améliorer la moralité, ni tenter de réaliser une utopie. Avant la constitution de 1787, les États-Unis testèrent le régime de la confédération en 1781, tentative ratée durant laquelle le système administratif fut presque paralysé. En ayant à l’esprit les révolutions française et chinoise on pourrait être tenté d’expliquer cet échec par une cause extérieure à la politique, en l’occurrence l’état de la culture, ce qui revient à en tenir tous les Américains pour responsables. De cette façon, les pères fondateurs des États-Unis avaient suffisamment de raisons de croire que c’était un échec culturel du à la faiblesse morale du peuple. Ils avaient même des raisons de critiquer les États qui cherchent uniquement leurs propres intérêts et ignorent l’intérêt général de toute l’Amérique. Ils auraient pu reprocher au peuple américain d’être égoïste, ou dénoncer les idées périmées des milices américaines, favorables à la monarchie, paralysant leur action face à l’Angleterre. Au lieu d’une réforme politique, les élites nord-américaines avaient toutes les raisons d’organiser un débat sur la façon de « transformer les mœurs du peuple » et de lancer la révolution culturelle. Cependant, marqués par une vision positiviste, les pères fondateurs considéraient que la politique concerne la société plutôt que la culture. L’échec de la confédération en Amérique du Nord était un échec politique qui ne devait pas être étendu à un débat culturel. Les politiciens ne devraient donc pas se dérober face à leurs propres responsabilités envers le peuple ou certaines de ses tendances. À l'époque, les Américains, en pleine crise, risquaient de faire fausse route, comme les Français en 1793, et d’entrer dans une guerre culturelle qui remettrait en question la nature humaine, ambitionnerait de remodeler la morale et de transformer le statut de citoyen. En France, la révolution politique est finalement devenue une révolution sociale. Au cours de la deuxième année de la République, la révolution sociale est devenue une révolution culturelle. Mais à Philadelphie, aux États-Unis, confrontés à une frustration similaire, les politiciens américains ont adopté une autre solution : cinquante-cinq personnes se sont isolées pour aborder des questions institutionnelles et techniques. C’était plutôt une négociation entre avocats et industriels qu’un débat entre des hommes de lettres. Ainsi est née la première constitution écrite de l’histoire humaine, soumise ensuite au vote des citoyens. En outre, les quarante millions de citoyens qui avaient le droit de vote n’étaient qu’un groupe d’agriculteurs. Ils n’avaient peut-être lu que deux livres : Common Sense et la Bible. Le jour du scrutin a été fixé au premier mardi de novembre parce que les fermiers, devaient, d’une part, pouvoir récolter, et, d’autre part, se rendre à l’église le dimanche matin. Sachant qu’il leur fallait souvent environ une journée pour atteindre le bureau de vote le plus proche, en partant le dimanche après-midi, ils pourraient arriver à temps pour voter. Tous les électeurs n’étant pas capables de lire, des grains de maïs ont tenu lieu de bulletins de vote. Aux États-Unis, le système électoral a ainsi respecté le niveau limité de connaissances des électeurs et les habitudes « néfastes » liées à leurs croyances religieuses. Loin d'être modernes, ces habitudes remontent au règne de l'agriculture. Malgré l'ère industrielle, elles sont toujours en vigueur de nos jours. Les Américains ont élu quarante-trois présidents, sans jamais changer la date des élections. Au départ, les électeurs n’étaient rien d’autre qu’un groupe d’illettrés et de gentilshommes de la campagne. Aux yeux des Chinois, cela ne devrait pas fonctionner. Une véritable révolution devrait être dans un autre ordre : elle devrait s’appuyer sur des révolutionnaires érudits sortis de l’université, d’abord pour vaincre le gentleman (Washington), puis pour éclairer le paysan (soulèvement de Shays) et transformer le caractère national à travers la « nouvelle littérature », car ce n’est que grâce à un tel processus que les agriculteurs pourront s’éveiller culturellement, tout en empêchant des arrivistes comme Hamilton de les tromper. Imaginons que les jeunes intellectuels chinois soient passés par Philadelphie en 1787, ils en seraient probablement repartis dégoûtés, considérant la Constitution américaine comme une constitution rurale exhalant une odeur de maïs et de foin du 18e siècle. Comment cette « constitution dépassée », qui n’a pas été réécrite depuis deux cents ans, pourrait-elle posséder une véritable « profondeur culturelle » ? Même si elle en a une, ce n’est rien d’autre qu’une pauvre culture rurale.
Seule la culture française peut plaire aux lettrés chinois. La culture chinoise et la culture française sont sœurs dans un sens plus profond. Bien qu’elles aient des sources historiques différentes, elles partagent la même tension interne sur le plan politique : dans les deux cas, les facteurs qui déterminent la vie politique ne sont pas uniquement de nature politique, mais aussi de nature culturelle. Ces facteurs clés, qui se situent dans le domaine de la littérature et de l'idéologie, sont donc discutés par les écrivains et les philosophes en fonction de principes esthétiques. Selon Tocqueville, si les Français de l'époque avaient eu l'occasion de participer à la vie politique au niveau national ou même au niveau régional, ils auraient été plus méfiants à l’égard des thèses purement théoriques. De cette façon, ils ne seraient pas laissé duper par les idées abstraites des écrivains de l'époque. En étudiant la raison de la déconnexion de la politique avec la pratique chez les intellectuels français, Tocqueville a constaté qu’ils avaient été exclus de la gestion concrète de l’État. Obnubilés par leurs thèses et aveuglés par leur approche littéraire, ils n’ont pas su penser les réformes. La fin de la suprématie de la monarchie française s’explique par cette schizophrénie interne. Opprimés par l’autocratie, les hommes de lettres ne pouvaient explorer la politique que dans la littérature et la philosophie. C’est pourquoi les hommes de lettres ont constamment chercher les « racines culturelles » des erreurs politiques. Le comble, c'est que le gouvernement a même encouragé les concours sur des questions politiques.
La Révolution française face aux révolutionnaires nord-américains
La génération des dirigeants américains de l’Assemblée constituante a assisté à la Révolution française et certains de ses membres y ont même participé. La Révolution nord-américaine s’est terminée peu avant le démarrage d’une nouvelle révolution, cette fois sur le continent européen. Les révolutionnaires américains éprouvaient un sentiment ambivalent à l’égard de la Révolution française : ils s’en sentaient à la fois proches et éloignés. Bientôt elle les a inquiétés. La plupart des dirigeants de la guerre d’Indépendance ont participé à la Convention constitutionnelle qui a suivi. La séance qui a réuni le plus grand nombre de participants, cinquante-cinq, a fourni une excellente base pour une analyse sociologique à l’historien de gauche Beard. Selon lui, ces représentants étaient pour la plupart des industriels ou des avocats, mais aucun d’entre eux n’était sans emploi, contrairement à ces lettrés ou ces philosophes qui prétendent avoir accès aux choses spirituelles. Ces participants étaient déterminés par leurs origines, notamment leur perspective bourgeoise renforcée par leurs activités parlementaires avant la Révolution, le « caractère d’homme d’affaires » développé dans les activités économiques, ou encore l'habitude vulgaire de calculer les intérêts et de ne pas s’engager totalement. « La retenue et la courtoisie » proviennent de la culture protestante, comme l’« hypocrisie » au sein du Parlement britannique consistant à débattre sans attaquer directement l’adversaire. En contraste avec cela, le débat parlementaire qui fit suite à la Révolution française surprit les Américains : des dizaines d’orateurs rugissaient simultanément, les auditeurs hurlaient dans la salle tumultueuse. Le président de séance dut même stipuler que seules quatre personnes étaient autorisées à parler en même temps. À tout moment, les révolutionnaires, impatientés par la procédure démocratiques, pouvaient prendre le parti de relancer la révolution dans la rue. Dans cette agitation, un groupe de « révolutionnaires professionnels » émergea. Cela dépassait l’imagination des Américains : ces révolutionnaires professionnels, apparus au 18ᵉ siècle en France, faisaient de l’action révolutionnaire leur activité principale. Après avoir participé à la Révolution française, ils voulaient la prolonger et jouer un rôle politique en y consacrant tout leur temps. À moins d’être renversés par d’autres, ils risquaient de s’accrocher au pouvoir. De leur point de vue, la vie de Washington était sûrement médiocre et ennuyeuse : ce dernier était en effet retourné dans sa ferme sur la rivière Potomac après deux mandats de président et était réapparu comme un capitaliste ordinaire. Le choix de Washington n’était pas de revenir à une vie normale, mais de reprendre la vulgaire carrière du capitaliste, conformément aux déterminations sociologiques de sa situation personnelle.
Avant de succéder à Washington, John Adams a été ambassadeur des États-Unis en France. Pendant la guerre de 1778 en Amérique du Nord, dont le résultat était imprévisible, il a reçu des hommes de lettres et des penseurs français à Paris pour prendre connaissances des idées littéraires et philosophiques des Lumières. Il a constaté qu’ils laissaient libre cours à leur fantaisie sans rien connaître de la politique et des affaires gouvernementales[3]. Tandis que pour les lecteurs chinois des siècles suivants ces célèbres hommes de lettres français sont très importants, aux yeux de ce héros révolutionnaire américain, il en allait tout autrement : il voyait en Turgot un politicien dépourvu de jugement et d’expérience, en Voltaire un « menteur », en Rousseau un « coxcomb et un satyre », en Condorcet à la fois un « charlatan et un imbécile » [« a quack », a « fool »], et en D’Alembert un « pou » ou une « tique » [A « louse », a « tick »] [4].
Il craignait alors que la prédilection des Français pour la théorie ait des conséquences désastreuses. À ses yeux les abstractions politiques fantastiques de Turgot, en particulier la théorie du gouvernement « un et indivisible », étaient mystérieuses et dénuées de sens[5]. Comme Condorcet, s’il s’en tenait au rôle de philosophe, il ne serait pas nuisible, mais en tant que législateur, il risquait de détruire les vertus qu’il avait poursuivies. Adams était particulièrement hostile à la thèse de Condorcet sur la perfectibilité illimitée de l’homme, et il rejetait l’idée selon laquelle les intellectuels seraient les « bienfaiteurs éternels » de l’humanité. Selon lui, la vénération des grands hommes produisait une nouvelle mythologie, extrêmement pernicieuse dans laquelle les êtres humains prennent la place de Dieu. Condorcet estime que les principes de la Constitution française sont « plus purs, plus précis, plus profonds » que ceux de la Constitution américaine. Adams a inscrit quatre exclamations dans la marge de cette page : « Pure! Accurate ! Profound ! Indeed ![6] ». Lui-même révolutionnaire, Adams a perçu une atmosphère singulière dans la Révolution française : transposées dans le domaine politique, les valeurs esthétiques, qui structuraient légitimement les Belles-lettres risquaient de conduire à la dictature. La passion irresponsable ferait monter et descendre la lame de la guillotine, car dans le domaine politique, le goût pour la littérature et la soif de sang peuvent être proportionnels.
Morris était ambassadeur des États-Unis à Paris lorsque la Révolution française éclata. Il eut le privilège de voir se réaliser ce qu’Adams avait prédit. À l’Assemblée législative de 1789, les aristocrates libéraux eurent l’occasion de débattre de la réforme des institutions, notamment de la distinction entre le droit de vote et le droit d’être élu, des différentes prérogatives du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire, des restrictions nécessaires au pouvoir exécutif du roi pour empêcher la dictature, etc. Certains de ceux qui participèrent à la discussion étaient des juges et leurs idées sur la réforme du système étaient remarquables, mais la Grande Révolution s’est brutalement radicalisée et ces participants talentueux ont dû quitter l’Assemblée législative avant de tenter de fuir Paris. Morris et Lafayette sont devenus des amis proches durant la Révolution. Le second préconisait que la Révolution française poursuive l’expérience de la Révolution américaine, mais il ne put pas freiner l’emballement frénétique des événements politiques. En juin 1789, lors d’un bal à Paris, les deux hommes eurent une conversation que Morris évoque dans son journal en ces termes : « j’ai cherché des occasions de lui dire que si les personnes du tiers-état adoptaient une approche douce, leur révolution pourrait réussir, mais que si elles utilisaient la violence, la Révolution échouerait »[7]. Dans une lettre à son ami américain, Morris écrit : « les Américains n’abandonnent pas l’expérience constitutionnelle et les traditions politiques de la période coloniale, les Français, quant à eux, préfèrent suivre de prétendus génies plutôt que la raison. Ils remplacent l’expérience de leurs prédécesseurs par l’expérimentation, ils préfèrent la foudre aux rayons du soleil, ils sont donc condamnés à rester dans l’obscurité[8]. » La Révolution américaine est soyeuse et persistante comme la lumière du jour. La Révolution française ressemble à un éclair qui explose dans le noir avec des coups de tonnerre spectaculaires et des pluies intenses, elle bouleverse le vieux régime comme l’éclair illumine tous les coins du monde, mais rapidement, tous se retrouvent dans le noir.
Hamilton et Lafayette, qui avaient à peu près le même âge, ont tous deux été des acteurs importants, proches de Washington, lors de la bataille de Valley Forge. Le premier, qui est l’un des pères fondateurs des États-Unis, venant d’une famille modeste, aurait eu de bonnes raisons de devenir populiste, mais il comprenait la relation profonde existant entre les acteurs politiques et la crise sociale, de sorte qu’il devint à son tour l’ennemi le plus acharné du populisme. La nature humaine comprend à la fois le désir de pouvoir des humbles et la soif de pouvoir des nobles. Tous les moyens de restreindre le pouvoir doivent viser le pouvoir lui-même et non un groupe de personnes. Nous n’avons aucune raison de nous méfier de ceux qui abusent de leur pouvoir et de croire en même temps que les autres n’en feraient pas de même s’ils le détenaient. Hamilton, qui fut l’un des principaux rédacteurs de la Constitution de 1787, a été le premier critique de la Révolution française, la révolution sœur par-delà l’océan. Lorsque la situation a commencé à s’aggraver à Paris, il s’est inquiété du rôle des lettrés et des philosophes dans cette évolution. Ainsi écrit-il à Lafayette : « j’ai peur des illusions de vos politiciens philosophes. » Selon lui, ces théoriciens étaient déconnectés de la réalité[9].
Comme Washington, il estime que la vertu essentielle du gouvernement est la capacité de prendre des décisions, de délibérer et d’innover. Il attache également une grande importance à la continuité du système[10]. Selon lui, il serait plus dangereux de transférer le pouvoir à des lettrés et des philosophes inexpérimentés que de céder le pouvoir à des empereurs autoritaire[11]. Dans sa correspondance avec George Washington, Hamilton exprime son scepticisme à l’égard de la tempête politique touchant la France, car, selon lui, « les innovations prodigieuses » et « l’agitation excessive » ne sont pas de bon augure pour l’ordre et la santé de la société française[12]. Il était convaincu que le gouvernement avait davantage besoin d’une base solide que des émotions débridées des écrivains et des philosophes. Bien qu’il ait été l’un des concepteurs de la nouvelle constitution et du système fédéral, il a toujours insisté sur le fait que « l’expérience est le guide du jugement humain pour faire le moins d’erreurs[13] ».
Le carnaval révolutionnaire et la réforme constitutionnelle
Au début de la Révolution, les Français considéraient encore l’Amérique comme un régime pionnier. Mais, avec la radicalisation du mouvement révolutionnaire, ils eurent de plus en plus de mal à supporter les habitudes vulgaires des Américains. Grisés par leurs grands idéaux, ils estimèrent bientôt que Américains devraient considérer la France comme leur sauveur. Montmorency allait jusqu’à dire : « Suivons l’exemple des États-Unis, ils ont donné un grand exemple au nouvel hémisphère, donnons-le à l’univers[14] […] ». Selon Condorcet, la révolution américaine n’était qu’une préparation à la Révolution française, dont les principes seraient plus purs, plus précis et plus profonds[15]. De son côté, Dupont demande en 1788 : « Pourquoi parler du meilleur système existant ? Pourquoi ne pas parler d’un meilleur système possible ? ».
Beaucoup de gens rêvaient de se débarrasser complètement des traditions et de construire un gouvernement fondé que sur les vérités des Lumières. Rabaut de Saint-Étienne déclare ainsi fièrement : « Nation française, vous n’êtes pas faite pour recevoir l’exemple, mais pour le donner[16]». Les dirigeants des jacobins estimaient que la France n’avait plus besoin de se laisser guider par la Révolution américaine. Louis Antoine León de Saint-Just méprisait le système fédéral des États-Unis. Il se moquait du fait que les États-Unis n’étaient pas du tout une république, mais seulement un ensemble fragmenté de désespérés[17]. Les plus satisfaits étaient les anarchistes. Le Prussien Bernard Guillaume Goltz a trouvé sa place dans la Révolution française. Il affirmait être un « représentant humain » et déclarait fièrement que les États-Unis enviaient en privé le gouvernement français, accusant les Américains de manquer de perspicacité à l’égard de la politique française[18]. Comparés aux révolutionnaires radicaux du continent européen qui critiquaient avec virulence l’Ancien Régime, les révolutionnaires américains étaient beaucoup plus discrets. Jefferson et Madison ont même admis que si le Parlement de Londres avait pu céder quelques sièges aux Américains, la Révolution ne se serait pas produite[19]. Dans la Déclaration d’Indépendance, Jefferson souligne avec lucidité que ce que les Américains demandaient, c’était seulement de recouvrer leurs droits et leurs libertés détruits par le Congrès et George III. En d’autres termes, la Révolution américaine ne représente rien de plus que la volonté des révolutionnaires de retrouver leur état d’origine. Ceci correspond à l’étymologie du mot « révolution » dans sa signification astronomique : le corps céleste se déplace autour du centre du cercle et se retrouve par la suite au point de départ. A contrario, aux yeux des Français, la révolution ne consiste pas à revenir au point de départ, mais à rompre avec le point de départ. Le but de la Révolution française, dans sa radicalité, était de détruire l’Ancien Régime afin de redéfinir la structure politique, juridique et sociale du pays. Les révolutionnaires espéraient rompre complètement avec des milliers d’années d’histoire.
Le point de vue britannique est proche de celui des Américains contre lesquels ils viennent de combattre. Outre les fameux discours publiés par Edmund Burke, John Emerich Edward Dalberg-Acton a également déclaré : « ce que la France a appris des Américains, c’est la théorie de la révolution, pas la théorie du gouvernement. Ils ont appris le courage de rompre avec la tradition, mais ils n’ont pas appris l’art de bâtir[20]. » La révolution est toujours plus facile que la réforme, et la construction est un métier plus difficile que l’art scénique. Le moteur de la évolution américaine n’est pas la croyance au pouvoir, mais la fidélité aux procédures rigoureuses et même fastidieuses du Congrès. Il a fallu quelques mois aux Américains pour entamer une discussion à l’échelle nationale et ils ont finalement rédigé une constitution originale et la Déclaration des droits. Aux yeux des Français, pris dans l’élan d’une révolution violente, les Américains paraissaient lents et disciplinés. Comment le système juridique peut-il limiter le pouvoir des individus ? Lorsque la Révolution a rencontré une résistance et a reflué, Robespierre s’est interrogé avec dépît : « mais le peuple ! Quelle autre loi peut-il suivre, que la justice et la raison appuyées de sa toute-puissance ? »[21].
La thèse de la « volonté générale » de Rousseau est devenue le mot d’ordre de la grande Révolution. Emmanuel-Joseph Sieyès estime que le mot-clé qui a façonné la politique révolutionnaire et y devenu un mantra pour la Nouvelle-France n’est autre qu’« uni ». « La France unifiée et indivisible » fut le slogan le plus répandu durant la Révolution. Cependant, cette unité était aussi le but poursuivi par les trois derniers rois, y compris Louis XVI qui venait d’être décapité. L’unité, l’inséparabilité, l’innocence immaculée, les qualités du roi mi-homme mi-dieu étaient désormais devenues les qualités du peuple révolutionnaire. Tuteur de Louis XIV et penseur, Bossuet avait enseigné à son élève que tous les pays divisés seront détruits, car le seigneur est opposé à la division[22]. Sieyès, pour sa part, estimait que le corps du roi symbolisait un pays qui ne peut être divisé. De même, selon lui, tous les pays du monde devraient être considérés comme indissociables[23]. Enfin, le jacobin Hydens a déclaré qu’il préférerait que 25 millions de Français meurent un million de fois, plutôt que de voir la République détruite une seule fois[24].
Le plaidoyer en faveur de l’unité du peuple ne garantit pas sa véritable réalisation, et il entraîne toute la nation dans la frénésie de la guerre civile, du dualisme et du manichéisme. La suite a été bien décrite par Robert Roswell Palmer : un conflit entre « le peuple » et « le non-peuple », « l’État » et « les traitres ». Cela conduit à former deux camps, celui des révolutionnaires et des patriotes, et celui des ennemis et des traîtres. Le peuple justicier s’est uni pour exclure les contre-révolutionnaires. Tocqueville a souligné le côté obscur de l’autoritarisme durant cet épisode. Selon lui, sous la pression de l’unité, les individus ont préféré garder le silence sur les manières normales d’exprimer les désaccords et de résoudre les conflits[25]. Dans ce carnaval politique, les individus avaient le sentiment d’être au service de la cause révolutionnaire et de lutter ensemble en tant que frères. Les désaccords n’y avaient pas leur place, car l’heure était au consensus et il fallait les taire.
La Révolution nord-américaine : reconnaître la nature humaine et s’adapter à elle[26]
Madison a posé la question suivante : pouvons-nous éliminer complètement les différences et les dissensions au sein de la société ? Le pays peut-il être vraiment unifié ? Même si un certain parti peut réaliser une unité en outrepassant les lois, ce choix est inacceptable. Ce serait sacrifier la liberté. Comprendre ce problème est précisément l’essence de la politique. Madison utilise une métaphore pour illustrer son propos : la lutte entre les camps est essentielle à la liberté, comme l’air est nécessaire au feu. Or, la liberté donne naturellement naissance aux oppositions. Par conséquent, l’élimination des luttes politiques éliminera également la liberté, tout comme le feu s’éteint après que l’air a été évacué[27].
Existe-t-il un autre moyen d’atteindre l’unité ? Non. Selon Madison, l’ unification n’est qu’un fantasme, existant seulement dans l’esprit des théoriciens. Seuls le sage retiré dans un monastère pense que tous les citoyens peuvent partager un même point de vue, les mêmes passions et les mêmes intérêts. Dans la vie réelle, l’unité parfaite des intérêts, des opinions et des passions ne peut se réaliser[28]. Les désaccords et les conflits sont impossibles à éviter, car les facteurs sous-jacents de la lutte des camps sont enracinés dans la nature humaine[29]. Ce n’est pas la raison, mais la passion et les intérêts personnels qui dominent constamment les affaires humaines. Madison écrit, dans le 55ᵉ chapitre de l’Anthologie des Fédéralistes : « Dans tous les rassemblements, la passion prend inévitablement la place de la raison. Si chaque citoyen athénien avait été un Socrate, cela n’aurait pas empêché chaque assemblée d’être une foule ».
Aux États-Unis, les conflits politiques sont aussi fréquents que les matchs de baseball ou les rassemblements urbains. Chaque fois qu’il est confronté à des conflits aigus, le système politique, au lieu d’être paralysé, devient plus dynamique. Lorsque Jefferson, Hamilton, Lincoln, Douglas, Roosevelt et Hoover n’étaient pas d’accord, ils bénéficiaient tous du droit de présenter leurs propres opinions et de les défendre[30]. Ainsi quand, en 1936, la politique novatrice de Franklin Roosevelt fut attaquée et injuriée par des hommes d’affaires et des banquiers, Roosevelt, devant la foule réunie à Madison Square, se contenta de leur répondre : « Ils sont unanimes dans leur haine à mon égard, et j’accueille chaleureusement leur haine. »
Le système constitutionnel mis en place aux États-Unis en 1787 n’a pas complètement éliminé les conflits historiques, au contraire, il les a combinés comme des facteurs traditionnels. Le président doit être élu démocratiquement, ce qui représente la victoire de la démocratie, mais la concentration du pouvoir présidentiel rappelle celui des chefs de tribu ou des monarques. Le Congrès se compose de deux assemblées : le Sénat, qui s’apparente à un parlement noble, et la chambre des représentants, qui ressemble à un parlement démocratique. Les juges de la Cour suprême n’ont rien à voir avec le système démocratique, ils sont nommés à vie par le président. Il s’agit simplement de l’héritage du système des anciens soldats romains. Le système politique des États-Unis représente donc l’unité de la démocratie, de la politique aristocratique, de la politique des aînés et de la monarchie. Mélange de l’esprit de la politique moderne avec celui de la politique ancienne, ce système est une « république composite ». Par contre, aux yeux des Français, l’esprit de la république est le contraire de la monarchie. Les Français estiment que la République ne peut être réalisée autrement que par la démocratie directe, et que les droits parlementaires et le pouvoir administratif ne peuvent être dissociés. La conséquence en est que la Révolution française s’est transformée en un coup de foudre, ce qui était totalement contraire au caractère souple de la Révolution nord-américaine, comparable au soleil d’hiver. Dans la perspective de Rousseau et de la Révolution française, si quelqu’un n’est pas d’accord avec la volonté générale, « on le forcera d’être libre ».
Madison pense que la caractéristique marquante de la Révolution américaine est de se conformer à la nature humaine, tout en reconnaissant son côté sombre. Ayant contribué à la création du gouvernement américain, il a reconnu que le gouvernement n’est qu’une combinaison de passions qui ne serait pas nécessaire si tous les individus étaient vertueux. Il n’a jamais cru aux idéaux politiques de nature utopique, et n’a jamais essayé de transformer l’humanité comme l’ont fait les Français. Il ne croyait pas que le gouvernement puisse reposer sur le projet d’améliorer la nature humaine. La démocratie n’est pas seulement liée aux vertus humaines. Bien sûr, l’humanité comporte une certaine idée du bien, sinon, le remplacement de la dictature autoritaire par la démocratie ne serait pas un progrès, et l’humanisme n’aurait aucune valeur, mais l’humanité a aussi un côté sombre et la démocratie est étroitement liée à cette dimension négative de la nature humaine. D’une part, la politique démocratique s’oppose aux abus de la monarchie, d’autre part, elle s’oppose également à la violence des révolutionnaires. Ce n’est qu’en comprenant la relation entre la démocratie et les différents aspects de la nature humaine que nous pourrons comprendre ce proverbe bien connu en Amérique du Nord : « Puisque la nature humaine est bonne, la démocratie est possible ; puisque la nature humaine est mauvaise, la démocratie est un must. »
Comme nous l’avons dit précédemment, bien que la France ait connu une grande révolution, elle n’a pas bien compris la nature humaine. Les Lumières, avant la Révolution, ont surestimé la bonté de l’humanité et sous-estimé sa perversité. Ce n’est qu’en 1789, lorsque la nature humaine égoïste s’est manifestée comme une résistance à la Révolution, que son côté obscur s’est révélé d’une manière cruelle. Sous l’influence de la philosophie de la perfectibilité, lorsque la Révolution a rencontré des revers, les révolutionnaires ont décidé de transformer la nature humaine, de créer de nouveaux êtres humains. La relation entre la Révolution et l’humanité s’est entièrement transformée ce qui a conduit à ce paradoxe : les révolutionnaires ont promis de libérer l’humanité, mais l’humanité libérée s’est dirigée vers la contre-révolution. Les révolutionnaires ont alors déclaré qu’ils ne s’agissait pas seulement de libérer les hommes, mais de les transformer. Dès lors, ils n’avaient plus d’autre choix que de poursuivre la Révolution. La Révolution a ainsi dévoré ses propres « enfants », pas uniquement les révolutionnaires, mais le peuple dont la libération était le but initial de la Révolution. La Révolution était, à l’origine, destinée à libérer l’humanité, mais en définitive, elle a fait de l’humanité son ennemie et a voulu la réformer de force. Elle a renversé son intention initiale, comme un python gigantesque qui se mord la queue. La démocratie est devenue antidémocratique. Le noble esprit de la révolution s’est finalement laissé entraîner par les passions vulgaires. Si l’on voulait donner un équivalent français du proverbe américain, cela ressemblerait probablement à ceci : « Puisque la nature humaine est bonne, la révolution est possible. Puisque la nature humaine est mauvaise, la révolution doit continuer éternellement. » Quand la révolution s’achèvera-t-elle ? Le point final sera le point de départ lui-même : elle était faite pour l’humanité, et elle était condamnée à éliminer la nature humaine. Par conséquent, la Révolution française s’est égarée. Elle a dû se poursuivre et a fini par nier son propre objectif. La Révolution s’est transformée en contre-révolution et a ruiné tous ses fruits. Les contre-révolutionnaires finirent par massacrer les révolutionnaires. Ainsi s’est achevée la Révolution française.
La plus petite révolution est la meilleure révolution
La révolution a-t-elle le droit de transformer l’humanité ? La révolution doit-elle être limitée ou illimitée ? Doit-elle s’arrêter devant la nature humaine et le royaume spirituel humain, ou devrait-elle les transformer directement ? La réponse à ces questions est ce qui différencie fondamentalement les deux révolutions jumelles.
Il existe deux stratégies différentes pour les Lumières, le big-bang ou la voie douce. Les Lumières n’ont pas directement mené à la Grande Révolution, mais elles ont déterminé sa forme. Les Lumières françaises présupposaient qu’il était possible de faire confiance à la nature humaine à condition qu’elle soit éduquée, et que seule la transformation de l’humanité pouvait permettre de transformer la société. Une telle idée a conduit à la perte de contrôle du mouvement révolutionnaire. Tout en détruisant le césaropaptisme de l’Ancien Régime, la Révolution en a introduit une nouvelle forme. Les Lumières écossaises ont diffusé le scepticisme, qui a même visé les Lumières elles-mêmes. D’une part, les penseurs écossais remettaient en question la royauté et, d’autre part, ils limitaient la portée de la révolution. Par conséquent, la Révolution britannique représente une « révolution limitée ». Elle a pris fin en 1688, et même si on l’appelait la « révolution glorieuse », elle ne fut ni glorieuse ni vraiment révolutionnaire. Ce qui ressort de cette révolution, c’est l’esprit de compromis et la lucidité à l’égard des contraintes qui pèsent sur la nature humaine. Pour les États-Unis, on ne peut pas parler de Lumières avant le mouvement indépendantiste. Sur le plan philosophique, le seul présupposé que l’on peut retenir, c’est la reconnaissance de la nature humaine. On peut considérer que la Révolution américaine a débuté par une campagne civile contre les impôts. En mars 1775, Patrick Henry lança le slogan « donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort ! ». Puis la révolution s’est répandue dans toutes ces colonies. Mais la véritable raison du mouvement indépendantiste américain est en fait le conflit commercial entre le gouvernement central et les colonies, car le premier interdisait la contrebande, tandis que les secondes revendiquaient la liberté de commercer. Les pionniers de ce mouvement n’étaient pas des « ingénieurs de l’humanité », comme Rousseau ou Robespierre, mais, pour plusieurs d’entre eux, des brigands, actifs dans la contrebande de thé. Ils noircissaient leurs joues et portaient des plumes, espérant ainsi faire accuser les Indiens à leur place. Ainsi débuta la Révolution américaine, de façon à la fois enfantine et diabolique ; enfantine parce qu’elle était improvisée et se faisait sans l’appui des principes des Lumières philosophiques ; diabolique, car le but de cette révolution et de la Constitution n’était pas de transformer la nature humaine, mais de favoriser des projets financiers. Pour ces raisons, la Révolution américaine se caractérise par une forme d’autodiscipline et d’autocritique. Une fois la révolution accomplie, les Américains ont immédiatement interdit au nouveau gouvernement de limiter les libertés. Kant remarque qu’un morceau de bois incurvé ne produit rien de droit. De la même façon, la Révolution américaine ne pouvait pas réaliser d’utopie, mais elle pouvait empêcher d’autres révolutions. Malheureusement, en 1793, les révolutionnaires français n’ont pas compris que l’ennemi implacable ne se trouvait pas dans les palais, dans l’Église, à Versailles ou en Vendée, mais dans le cœur des gens ordinaires. L’ennemi mortel de la révolution est la sainte nature humaine prônée par les philosophes des Lumières. Or, la nature humaine est difficile à changer. Nous pouvons promouvoir le savoir par l’éducation, limiter les abus dans les comportements et fixer des interdits par la religion et la loi, mais il est impossible de modifier l’humanité brutalement. Au début de la Révolution, la nature humaine semblait pouvoir s’adapter au nouvel ordre, mais au fil du temps, elle a commencé à résister au changement. La nature humaine est têtue, elle ne peut accepter la transformation, ce qui est évidemment frustrant. Néanmoins, elle est souple et peut résister aux révolutions, ce qui a de quoi nous consoler. La relation dialectique entre la révolution moderne et la transformation de la nature humaine démontre qu’une révolution qui ne tente pas de transformer la nature humaine ne réussira pas forcément, mais qu’une révolution qui tente de transformer la nature humaine échouera nécessairement. Autrement dit, la révolution est impuissante face à la nature humaine.
Le meilleur gouvernement est le plus petit gouvernement, et la meilleure révolution est la plus petite révolution. Comparée à la Révolution britannique, la Révolution américaine peut être considérée comme la plus petite. La Révolution américaine fut purement politique : elle n’a touché ni la société ni la culture. La Révolution britannique fut aussi une révolution limitée. Les Britanniques ont lutté pour la liberté religieuse et économique dans le contexte de l’époque, la réforme religieuse de la famille royale étant étroitement liée à la réforme économique civile. Il s’agit en ce sens d’une « semi-révolution ». Après 1688, le Royaume-Uni a adopté une « loi de tolérance » qui interdisait aux droits politiques d’interférer avec le domaine spirituel. La révolution religieuse a finalement été restreinte et n’a pas engendré de révolution culturelle. La Révolution française est la plus radicale, elle mérite bien le nom de « Grande Révolution ». Elle s’est rapidement transformée en révolution sociale et en révolution culturelle. Ce bouleversement social a pris fin après quelques années. Lors du référendum de 1799, Napoléon est élu premier Consul avec 30 001 007 voix pour et 1 562 contre. Les Lumières et la grande Révolution eurent ainsi une fin ironique. La Révolution s’achevait par une guerre, plus tôt que la constitution américaine de 1787. La France, inspirée par les Lumières, laissait le champ libre à un nouvel empereur. Ce n’est pas accidentel, car 50 ans plus tard, cela se reproduisit avec Napoléon III, autre membre de la famille Bonaparte. Après la foudre, le monde retourne à l’obscurité. Après un autre éclair, le monde retrouve une nouvelle fois l’obscurité.
Napoléon a utilisé ses canons pour disperser les masses révolutionnaires, puis a exécuté l’idéal révolutionnaire français à la baïonnette, l’abandonnant à d’autres pays. Au même moment, la Révolution américaine s’apaisait. Les fédéralistes ont été élus au gouvernement pour trois mandats consécutifs, avant d’être battus en 1800. Le pouvoir a alors été transmis pacifiquement à l’opposition. Deux partis politiques gouvernent depuis lors à tour de rôle, et bien que le Parti démocrate et le Parti républicain soient constamment en conflit, ils méritent toujours leur nom et remplissent fidèlement leurs obligations démocratiques et républicaines. Pour la première fois, l’humanité a réalisé le transfert du pouvoir gouvernemental pacifiquement et démocratiquement au nom de la République. Il n’y a plus eu de révolution en Amérique du Nord. Les États-Unis organisent des élections présidentielles tous les quatre ans et il existe même des procédures pour mettre en accusation le président. Cela peut être considéré comme une sorte de révolution, mais par définition ce n’est pas une révolution, mais bien le contraire de la révolution.
Le bon ordre et la bonne structure : la République est le fondement de la démocratie
Contrairement à d’autres pères des États-Unis, tels que Hamilton, Morris et Adams, le président Jefferson, qui a accédé à ses fonctions en 1800, avait une image très positive de la Révolution française. Lorsqu’il était ambassadeur en France, il rendait compte à ses correspondants américains des événements en cours à Paris et dans les provinces. Son opinion était opposée à celles de Morris et d’Adams. Ce qui se passait en France l’enthousiasmait. Dans une lettre à Madison, il estime ainsi que le monde appartient aux personnes vivantes et qu’une révolution peut se produire une fois tous les vingt ans, voire tous les sept ou huit ans. Après avoir lu cette lettre, Madison, inquiet, essaya de raisonner son compatriote de Virginie[31] en insistant sur deux points : premièrement, il pensait qu’il y avait une continuité entre les deux générations ; deuxièmement, bien qu’il ait rédigé une proposition de Constitution fédérale, dans laquelle il promouvait l’idée selon laquelle les citoyens avaient le droit de renverser un gouvernement corrompu[32], il redoutait les révolutions arbitraires[33].
À cette époque, Jefferson envisageait la Révolution américaine comme la « libération » de l’humanité. Il croyait que grâce à elle l’avenir s’offrait comme une page blanche. Les révolutionnaires du 20e siècle s’en feront la même idée. Le concept de libération de Jefferson est le même que celui des Français, lesquels mettaient l’accent sur le processus de libération plutôt que sur la liberté. L’émancipation est une liberté illimitée : une fois que notre propre liberté entre en conflit avec celle des autres, nous y renonçons. Ces idées étaient contraires à son point de vue initial. Jefferson avait oublié ses années au Parlement, durant la période coloniale, ainsi que ses efforts pour réunir les archives constitutionnelles et législatives. Auparavant, il admirait le système constitutionnel britannique, il avait même déclaré, en 1776, que les Américains espéraient recouvrer les droits et libertés dont George III les avait privés.
Madison est parvenu à convaincre Jefferson jusqu’à un certain point. Par la suite, Jefferson a progressivement préféré des réformes constitutionnelles périodiques à des révolutions violentes[34]. C’était aussi un politicien avisé. En 1787, alors qu’il était diplomate à Paris, et que Hamilton et Madison tentaient de convaincre le public de voter pour la nouvelle constitution, Jefferson écrivit au gendre de John Adams et lui a suggéra d’adopter la « stratégie de Machiavel » : « si j’étais aux États-Unis, je ferai campagne activement pour la Constitution jusqu’à ce qu’elle soit adoptée par neuf États, et alors j’adopterai le parti inverse, afin de convaincre les quatre États restants de ne pas la signer avant l’adoption de la Déclaration des droits[35].»
Plutôt que d’y voir une version moderne de la stratégie machiavélienne, nous parlerons de la stratégie de Jefferson à Richmond. Cela démontre la profondeur de ce politicien, tout en illustrant la vie politique de l’époque. La stratégie de Jefferson a déterminé le système bipartite des États-Unis. Cela révèle également comment le madisonisme et le jeffersonisme ont pris naissance et ont pu coexister dans le système américain. Jusqu’à présent, nous n’avons pas trouvé de meilleure explication que celle qu’il en a proposé lui-même.
Pourquoi Jefferson a-t-il promu avec enthousiasme la Constitution, qu’il voulait appliquer dans neuf États, avant de s’y opposer ? Pourquoi n’a-t-il pas préféré l’ordre inverse : s’opposer à la Constitution jusqu’à ce que la Déclaration des droits y ait été ajoutée, puis adopter la constitution dans les 13 États ? Cela illustre son sang-froid et sa grande intelligence. Plus astucieux que ses partisans, il a compris une chose essentielle pour l’histoire politique de la gauche : au niveau idéologique, il est possible de détruire et de reconstruire, mais au niveau institutionnel, il faut commencer par construire. Autrement dit, il faut établir un système imparfait et amendable, et non suivre l’exemple des Français qui ont tenté d’instaurer un système parfait. Le système créé par la Constitution de 1787 pouvait tolérer la Constitution de 1793, par contre la Constitution de 1793 était incompatible avec la Constitution de 1787. Ces deux années délimitent une séquence chronologique essentielle et un processus irréversible : le système républicain en est le fondement, et la critique démocratique s’y est développée. Cette structure ne doit pas être inversée, sinon cela conduirait à la violence arbitraire. En 1793, Danton prit position, de façon républicaine, contre sur le système de Robespierre : il y avait trop de sang dans la Seine. Danton fut à tour guillotiné. La mort attend celui qui émet une critique. Comme toutes les personnes de bon sens, Jefferson admet cette vérité : ce n’est qu’en soutenant d’abord un système imparfait qu’il est possible de mettre en place un gouvernement démocratique capable de tolérer les critiques.
La stratégie de Jefferson a finalement permis d’adopter la Constitution de 1787 en y ajoutant la Déclaration des droits. Selon James Mac Gregor Burns, le gouvernement des États-Unis est hybride[36] : deux tendances contradictoires y coexistent et y façonnent la vie politique. Cependant, la robustesse de la constitution fait que la tendance madisoniste domine constamment. Longtemps après son accession au pouvoir, Jefferson déclara que, bien qu’il ait remporté les élections, il s’était trouvé limité par le programme républicain du gouvernement de Madison. Sa pratique du pouvoir, notamment la répression des critiques et son attitude à l’égard des idées populistes, lui ont valu la réputation d’être de droite. Deux cents ans après la fin des révolutions jumelles, en Amérique du Nord et en France, les mouvements politiques de gauche, qui sont profondément influencés par la Constitution de 1793, ont progressivement renoncé au projet de renverser le système, et ont fini par reconnaître la légitimité des programmes politiques existants. Leurs revendications révolutionnaires sont progressivement devenues celles de nouvelles restrictions, au nom de l’État-providence ou de l’écologie. La politique de gauche a ainsi trouvé un espace lui permettant de survivre. Par exemple, les partis sociaux-démocrates de la seconde Internationale ont renouvelé leurs programmes politiques dans les années 1960 et ont obtenu des résultats remarquables dans les pays européens à la fin des années 1980. Ce qui est gênant, c’est que pendant la guerre du Golfe et la crise du Kosovo, ces régimes dirigés par les gauches européennes ont tous adopté une position belliciste, conformément à la politique du président Jefferson au cours de son mandat. Ils ont employé sa stratégie, et se sont retrouvés face à la même difficulté. Deux cents ans plus tard, la logique de la stratégie de Jefferson à Richmond demeure toujours la même.
En outre, nous pouvons également faire une concession à tous les adeptes de Jefferson, admirateurs de la Révolution française : il est vrai que la Constitution de 1793 s’est appuyée pendant deux cents ans sur les bases posées par la Constitution de 1787. Cependant, il faut souligner que la politique de gauche ne ressuscite pas, sous la même forme, elle parasite le système de son opposant. Ainsi subsistent les idées de gauche. C’est ce qui explique que les romantiques qui soutenaient la Constitution de 1793 trouvent encore un écho aujourd’hui. Ils ont simulé la moralité pour intimider les prétendus méchants. D’autres moyens sont à leur portée, bien sûr. Par exemple, si Robespierre était toujours en vie, la fonction qui lui conviendrait le mieux serait celle de professeur dans une université américaine. Sa façon d’intervenir dans la vie politique ressemble à celle de Chomsky. Le Parti social-démocrate, qui proclamait jadis la révolution, a finalement renoncé à la révolution et a parasité le programme institutionnelle de l’opposant. Comme la foudre, qui peut augmenter la température du soleil sans rien changer. Prise isolément, la foudre ne peut que se perdre dans l’obscurité.
Le cycle des révolutions
Nous pouvons à présent élargir notre réflexion et dépasser le cas des révolutions sœurs. Les historiens américains se plaignent souvent du fait que les manuels scolaires chinois donnent une image déformée de la Révolution américaine. En privilégiant un point de vue oriental, les historiens chinois ont en effet décrit la Révolution américaine comme le précurseur des « révolutions nationales asiatiques, africaines et américaines ». Ils se sont limités à la guerre d’Indépendance de 1775-1782, en négligeant l’histoire de la Constitution de 1782 à 1787. De plus, selon certains historiens américains, 1787 est loin de marquer l’achèvement de cette révolution, qui comporte au total trois phases : 1) la guerre d’Indépendance, 2) les activités constitutionnelles, 3) la période de la Convention constitutionnelle de 1778 à l’élection de Jefferson en 1800, où, pour la première fois, l’humanité réalisa le transfert pacifique du pouvoir en place. Si l’on s’en tient à la première phase, la Révolution américaine n’est pas une révolution, mais d’une guerre civile, une guerre séparatiste entre une puissance coloniale et une colonie. On ne peut pas non plus y voir une guerre entre les immigrants et les Amérindiens. Nous qualifions cette guerre de révolution, principalement parce que les Américains ont également conduit les deux autres phases après la fin de la guerre civile, de 1778 à 1800. Or, pour bien comprendre ces deux phases, nous devons abandonner le cadre interprétatif du « mouvement de libération des peuples d’Asie, d’Afrique et des États-Unis ». Nous devons replacer l’histoire occidentale dans le contexte occidental pour la comprendre. Tout comme les Orientaux s’opposent à « l’orientalisme » de l’Occident, nous ne devons pas reproduire les mêmes erreurs en utilisant notre paradigme « occidentaliste » pour comprendre ce qui se passe en Occident. En effet, cet « occidentalisme » n’est pas seulement illusoire sur le plan idéologique, il l’est aussi sur le plan historique, car il minore le rôle de la Révolution américaine et propose donc une narration orientale lacunaire.
L’étude des principales différences entre la Révolution américaine et la Révolution française peut nous aider à comprendre pleinement l’histoire de la Révolution américaine. Cette différence majeure n’est pas due à l’exagération intentionnelle des historiens. La lutte secrète entre les États-Unis et la France a commencé à partir de la fin du 18e siècle. Les historiens qui pensent que la Révolution américaine s’est terminée en 1787 et ceux qui pensent qu’elle s’est terminée en 1800 s’accordent sur une chose : le chant du coq gaulois a tenté de couvrir le son de la cornemuse écossaise de Boston à Philadelphie. La concurrence entre ces deux tendances, fondées respectivement sur la Constitution de 1787 et la Constitution de 1793, a duré deux cents ans, jusqu’à la fin de la Guerre froide. D’après les manuels chinois, la Guerre froide n’a duré que cinquante ans, mais, à nos yeux, la Guerre froide fut en fait le dernier temps d’un processus historique beaucoup plus long allant de la Révolution française de 1789 à la chute de l’Union soviétique en 1989, ensuite l’enthousiasme révolutionnaire aveugle a finalement pris fin : cela représente exactement deux cents ans.
À la fin de cette période, Lénine et Staline ont tous deux découvert la même conception de la politique consistant à combiner l’esprit américain avec l’esprit romantique français. Malheureusement, cette synthèse n’a concerné qu’un petit nombre de cadres supérieurs russes. À plus grande échelle, les terribles concepts des « ingénieurs de l’âme » ont recouvert cette conception. Depuis que Pierre le Grand a introduit le français dans la haute société russe, la Russie a été touchée par la maladie mentale française. La maladie russe fut donc la maladie française.
Après l’enthousiasme destructeur des révolutionnaires, il est temps de privilégier un esprit constructif.
Nous qui avons vécu au 20e siècle, nous ne sommes toujours pas débarrassés de l’influence de ce siècle, et ces deux tendances seront continuellement présentes en nous.
L’éclair de la révolution est réapparu maintes et maintes fois, et le 20e siècle, dans lequel nous vivions il n’y a pas si longtemps, était le produit de cet éclair.
Texte traduit par LIU Xingchi
[1] [Zhu Xueqin est professeur au département d’histoire de l’Université de Shanghai. Plutôt libéral, il mène des recherches dans le domaine de l’histoire de la pensée sociale. Ce texte, qui était initialement destiné à servir de préface à la traduction chinoise de l’essai de Susan Dunn, Sister Revolutions: French Lightning, American Light (New York, Faber and Faber, 1999), réalisée par Zhang Xiaogang, a finalement été publié par Zhu Xueqin en annexe de son ouvrage La Destruction de l’état moral idéal : de Rousseau à Robespierre (道德理想国的覆灭:从卢梭到罗伯斯庇尔, Shanghai, Éditions Sanlian de Shanghai 上海三联书店, 2003), qui est principalement consacré à la pensées de Rousseau, à la Révolution française et à l’ultra-gauche chinoise. Notre traduction se base sur cette édition. Parallèlement, le texte a aussi été publié dans la revue chinoise Culture de l’Orient, n°6, 2003, p. 6-21].
[2] [Dans la suite de ce texte, Zhu Xueqin s’appuie très largement sur l’ouvrage de Susan Dunn, qu’il traduit ou paraphrase, sans le préciser, et dont il exploite la documentation, en reprenant aussi les références bibliographiques. Nous signalons, en note, les principaux passages concernés (Nous citons Sister Revolutions, d’après l’édition numérique datée de 2011). La contribution personnelle de Zhu Xueqin consiste dans ce texte à interroger la façon dont les Chinois peuvent comprendre et interpréter ces deux révolutions. Il s’agit en outre d’une réflexion politique sur la façon dont les intellectuels chinois peuvent se positionner par rapport à l’Occident et aux Lumières.]
[3] Sur Adams et les philosophes, voir Zoltan Haraszti, John Adams and the Prophets of Progress, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1952, p. 21 et 24.
[4] [Pour tout ce passage, voir S. Dunn, op. cit., p. 40-41].
[5] Adams to Jefferson, 13 July 1813, in Lester J. Cappon, ed., The Adams – Jefferson Letters, 2 vols. Chapel Hill : The University of North Carolina Press, 1959, vol. 2, p. 356. [Tout ce passage suit de très près le texte de Susan Dunn qu’il traduit ou paraphrase.]
[6] Concernant le point de vue d’Adams sur Condorcet, voir Haraszti, John Adams and the Prophets of Progress, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1952, p. 241, 242 et 256. [Tout ce passage suit de très près le texte de S. Dunn qu’il traduit ou paraphrase].
[7] Morris, A Diary of the French Revolution by Gouverneur Morris, ed. Beatrix Davenport, 2 vols, 23 june 1789, vol. 1, p. 121, Boston, Houghton Mifflin, 1939.
[8] Morris, Letter to William Short, 18 Septembre 1790, in A Diary of the French Revolution by Gouverneur Morris, ed. Beatrix Davenport, Boston, Houghton Mifflin, 1939, tome 1, p. 594.
[9] Alexander Hamilton to Lafayette, 6 October 1789, in Harold C. Syrett, ed. The Papers of Alexander Hamilton, New York, Columbia University Press, 1962.
[10] Alexandrer Hamilton, The Federalist, n° 1, 3, New York, The Modern Library.
[11] Hamilton, The Federalist, n° 6, p. 29.
[12] Hamilton to Washington, 15 September 1790, in Syrett, ed., Hamilton Papers, New York, Columbia University, Press, 1962. [Pour tout ce passage, voir S. Dunn, p. 37]
[13] Hamilton, The Federalist, n° 30.
[14] Montmorency, séance du 1er août 1789, cité par Lewis Rosenthal, America and France, p. 184, New Haven, Conn.,Yale University Press, 1990.
[15] Condorcet, Sketch for an Historical Picture of the Progress of the Human Mind, trans. June Barraclough, Westport, Conn., Greenwood Press, 1979, p. 56, 58.
[16] Rabaut de Saint-Étienne, 23 août 1789, cité dans Rosenthal, America and France, p. 208, New Haven, Conn., Yale University Press, 1990.
[17] Saint-Just, 15 May 1973, in Saint-Just, Œuvres completes, éd. M. Duval, Paris, Gérard Lebovici, 1984, p. 444.
[18] Séance du 30 April 1973, cité par Rosenthal, America and France, p. 280, New Haven, Conn.,Yale University Press, 1990.
[19] John Dalberg-Acton, Lectures on the French Revolution, ed. John Neville Figgis, Londres, Macmillan, 1917, p. 26.
[20] John Dalberg-Acton, Lectures on the French Revolution, ed. John Neville Figgis, Londres, Macmillan, 1917, p. 26.
[21] Robespierre, Discours du 3 décembre 1792, in Michael Walzer, ed. Regicide and Revolution: Speeches at the Trial of Louis XVI, Cambridge, Cambridge University Press; 1974, p. 133.
[22] Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’écriture sainte, Genève, Droz, 1967, tome 2, p. 54.
[23] Sieyes, Qu’est-ce que le tiers état ?, éd. Roberto Zapperi, Genève, Droz, 1970, ch. 5, p. 183.
[24] Hydens, quoted by Debbasch, Le Principe révolutionnaire, Paris, Economica, 1988, p. 203.
[25] Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution : Fragments et Notes inédites sur la Révolution, éd. Andre Jardin, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1953, tome 2, p. 133.
[26] [Les deux premiers paragraphes sont une traduction du texte de S. Dunn, voir p. 51.]
[27] Madison, « On reason and on factions », Federalist, n° 10, p. 55.
[28] Madison, « Draft of a letter on majority governments, in the Mind of the Founder », in Sources of the Political Thought of James Madison, 1833, ed. Marvin Meyers, Hanover, N. H.: University Press of New England, 1981, p. 415.
[29] Madison, Federalist, n° 10, p. 55.
[30] Voir Edmund S. Morgan, « Conflict and Consensus in the American Revolution », in Essays on the American Revolution, ed. Stephen G. Kurts and James H. Hutson. Chapel Hill : University of North Carolina Press for the Institute of Early American History and Culture, 1973, p. 39.
[31] Madison to Jefferson, 4 February 1790, in Robert A. Rutland et al., eds., Madison Papers, Charlottesville : University Press of Virginia, 1983, tome 13, p. 19-20.
[32] Jonathan Elliot, ed., The Debates in the Several State Convertions on the Adoption of the Federaliste Constitution, Philadelphia, J. B. Lippincott, 1937, tome 3, p. 98.
[33] Madison, Federalist, n° 49, p. 329.
[34] Jefferson to Samuel Kercheval, 12 July 1816, in Jefferson Writings, ed. Merrill Peterson, The Library of America, 1984, p. 1402.
[35] Jefferson to William S. Smith, 2 February 1788, in Julian P. Boyd, ed., Jefferson Papers, Princeton N. J., Princeton University, Press, 1958, tome 12, p. 558. [Voir S. Dunn, p. 119.]
[36] James MacGregor Burns, The Deadlock of Democracy, Englewood Cliffs, N. J. Prentice Hall, 1963, p. 46.